Alexandre Lambelet
Résumé
Le dérèglement climatique s’impose depuis quelques années comme un élément central à prendre en compte au moment de penser les politiques publiques à venir. Les rapports du GIEC, comme la période caniculaire de 2003 ont marqué les esprits, et l’été 2023 n’est pas en reste avec des records de chaleur dans toute l’Europe. Mais les politiques à destination des sénior·e·s semblent faire peu de cas de ces changements. Pourtant le dérèglement climatique interroge l’ensemble des acteurs de la prise en charge des publics âgés, et leurs rôles et compétences respectifs. Plus spécifiquement, il interroge la place des établissements médico-sociaux (EMS), comme « infrastructures sociales» pour l’ensemble des sénior·e·s à l’échelle des communes ou des quartiers.
Mots clés: Établissements médico-sociaux, infrastructures sociales, dérèglement climatique, canicule, sénior·e·s
Social Infrastructures and Climate Change: What Role Can Care Homes Play?
Summary
In recent years, climate change has become a key factor to be taken into account when considering future public policies. The IPCC reports and the heatwave of 2003 have left their mark on people’s minds, and the summer of 2023 is not to be outdone, with record-breaking heat throughout Europe. But policies aimed at senior citizens seem to pay little attention to these changes. And yet climate change is calling into question all those involved in caring for old people, and their respective roles and responsibilities. More specifically, it raises questions about the role of care homes as ‘social infrastructures’ for all senior citizens at the local or neighborhood level.
Keywords: care homes, medico-social establishments, social infrastructures, climate change, heatwave, senior citizens
Sortir d’approches continuistes pour penser en termes disruptifs: intégrer la variable
« dérèglement climatique» dans les politiques publiques
Les décisions en termes de politiques publiques sont le plus souvent marquées, comme l’ont montré les approches néo-institutionnalistes, par le poids des choix effectués dans le passé sur les décisions présentes1. On parle de path
dependence (Pierson, 2000 ; Palier, 2014). Cela peut concerner les solutions adoptées pour répondre à des problèmes émergents; cela peut concerner également les problématisations adoptées pour penser le futur. De fait, les politiques publiques font le plus souvent comme si le futur n’était que la continuité du présent.
C’est ce que donne à voir un certain nombre de projections concernant les besoins en termes d’accompagnement des sénior·e·s ces prochaines années. Les données quant à l’augmentation du nombre de personnes âgées en Suisse ces prochaines décennies, sont connues. Il est donc possible de calculer, par exemple, le nombre d’Établissements médico-sociaux (ci-après: EMS) à construire ces prochaines années, ou le nombre de professionnel·le·s à former, à modèle d’accompagnement constant.
L’OBSAN (2022), dans son rapport sur les besoins en termes de soin pour les personnes âgées à domicile et en institution à l’horizon 2040, écrit ainsi que d’ici 2040, l’effectif des 65+ augmentera de 52% et celui des 88+ de 88%. Cela signifie que les besoins en soins de longue durée augmenteront de 56% d’ici 2040 en raison du vieillissement de la population (ou de 65% si on prend un scénario où le nombre d’années de dépendance augmente par rapport à 2019). Et que les EMS présentent la plus forte croissance des besoins: à savoir +69%. Une politique de prise en charge inchangée nécessiterait ainsi, à l’échelle de la Suisse, 54 335 lits de long séjour supplémentaires. Les soins à domicile, eux, devraient compter 101 921 clients supplémentaires (+52%). Ce qui signifie, en termes de personnel, que les EMS auront besoin de 35 000 infirmières et infirmiers de plus d’ici 2035, tandis que les soins à domicile auront besoin de 19 000 professionnel·le·s supplémentaires. De même, l’enquête SHURP de l’Université de Bâle (Zúñiga et al., 2021) – qui porte sur la perception des professionnel·le·s de leurs conditions de travail et de la qualité de l’accompagnement qu’ils et elles proposent – montre que les rationnements de soins, déjà existants, pourraient poursuivre leur progression, surtout si la « Grande Démission» d’une partie du personnel qu’on observe actuellement ne devait pas être un épiphénomène, mais devenir une réalité persistante, et si la difficulté aujourd’hui rencontrée par de nombreux établissements à trouver du personnel devait se poursuivre.
Ces deux rapports – mais c’est également le cas des rapports produits par Savoir Social (2016) ou la Paul Schiller Stiftung (2021) – ont pour point commun de se situer dans une perspective continuiste: ils choisissent une variable en particulier à étudier (besoins en termes de professionnel·le·s, augmentation du nombre de résident·e·s) et l’étudient en faisant comme si toutes les autres variables étaient constantes, c’est-à-dire « toute chose égale par ailleurs». Et dans une perspective continuiste, les solutions le sont également. Ces études
appellent à une augmentation des moyens financiers, du nombre de professionnel·le·s formé·e·s, à une revalorisation salariale des métiers concernés, comme à une amélioration des conditions de travail. Du dérèglement climatique, il n’est point question.
Prendre acte du dérèglement climatique, c’est faire l’hypothèse, au contraire, que « rien ne sera égal par ailleurs», c’est adopter une perspective disruptive, et questionner l’(in)adéquation d’un certain nombre de structures à ces dérèglements, et à l’impact de cette possible inadéquation sur les sénior·e·s. Il ne s’agit alors plus, sur la base de statistiques, de prévoir les besoins à venir, dans la continuité des formes d’accompagnement actuelles, mais au contraire de se demander si le modèle aujourd’hui en place ne sera pas complétement désuet ou inadapté. C’est ce à quoi invitent des ouvrages de prospective scientifique, comme l’ouvrage 2052 : A Global Forecast for the Next Forty Years (Jørgen Randers, 2012), ou des travaux d’historiens comme The Climate of History in a Planetary Age (Chakrabarty, 2021). Ces travaux intègrent en effet le réchauffement climatique dans leurs analyses des évolutions sociales à venir. Jørgen Randers, par exemple, dans sa prospective sur 2052, parle de réchauffement climatique, mais également de tensions intergénérationnelles qui devraient se développer, comme de l’importance des dépenses qu’il estime nécessaire pour faire face aux changements climatiques et répondre aux catastrophes naturelles, dépenses qu’il évalue à 6% du PIB par pays. Penser le « dérèglement climatique», c’est ainsi intégrer, dans les projections, les risques du réchauffement climatique, des catastrophes naturelles qui y sont liées et de leurs possibles conséquences que ce soit en termes de tensions sociales, d’effets sur les récoltes et le prix des aliments, comme le développement de certaines maladies (D’Arcy Wood, 2016).
Pour la Suisse, et pour se limiter au réchauffement climatique, on sait ainsi que « la moyenne climatique actuelle se situe déjà 2,8 °C au-dessus de la moyenne préindustrielle de 1871–1900 (état en 2024). Pour les dix dernières années (2014–2023), l’augmentation est de 2,7 °C. Depuis les années 1960, chaque décennie a été plus chaude que la précédente. De plus, les huit années les plus chaudes ont toutes été mesurées après 2010. Avec un écart de 3,5 °C, respectivement 3,4 °C par rapport à la période préindustrielle. […] Les quatre années les plus froides en Suisse sont toutes survenues avant 1900. Le réchauffement en Suisse est depuis longtemps deux fois plus important que la moyenne mondiale»2. Par ailleurs, « les vagues de chaleur ainsi que les journées et nuits tropicales deviennent plus fréquentes et extrêmes. Les températures maximales augmentent bien plus que les températures moyennes»3. Dans une ville comme Lausanne, il y a aujourd’hui environ 5 jours de canicule. « Les prévisions pour 2035 annoncent 11 jours de canicule. A la fin du siècle, il y en aura 37;
actuellement, il y a trois nuits tropicales à Lausanne. Pour 2035, les prévisions annoncent dix nuits tropicales, tandis qu’en 2085, les prévisions tablent sur environ 41 nuits tropicales à Lausanne »4.
Les sénior·e·s: premières victimes du dérèglement climatique
Les sénior·e·s sont particulièrement sensibles à ces hausses de températures. Dans sa publication intitulée Catastrophes et situations d’urgence en Suisse 2020 / Dossiers sur les dangers. Canicule, l’Office fédéral de la protection de la population (OFPP, 2020), faisant la synthèse de l’histoire récente des événements caniculaires, écrivait pour 2003: « L’été 2003 est extrêmement chaud dans toute l’Europe. En Suisse, les températures de l’été météorologique (moyenne des mois de juin, juillet et août) sont supérieures de 3,5 à 5,5 °C à la valeur moyenne mesurée depuis plusieurs années. Plusieurs vagues de chaleur se succèdent. […] En Europe, la canicule entraîne près de 70 000 décès prématurés, principalement parmi les personnes âgées. En Suisse, le nombre de décès est estimé à un millier». De même, pour 2015 (OFPP, 2020), l’été « est le deuxième plus chaud jamais mesuré (de juin à août) [en Suisse] après celui de 2003. Les températures dépassent parfois de 2,5 °C la moyenne. Un record absolu est enregistré au nord des Alpes à Genève, avec 39,7 °C. […] En raison de la chaleur, on dénombre environ 800 décès de plus en Suisse qu’au cours d’une année normale».
Trois raisons expliquent cette vulnérabilité des sénior·e·s selon Bungener (2004): d’abord, en termes médicaux, et au-delà de « coups de chaleur» (ou hyperthermie corporelle) lors d’une exposition à des températures caniculaires, les fortes chaleurs peuvent contribuer à l’aggravation très rapide de pathologies préexistantes ou encore déclencher brutalement des pathologies latentes et non encore exprimées chez les sujets concernés; en particulier, au niveau du système cardio-vasculaire. De fait, la population des personnes les plus âgées et dont l’état de santé général est déjà marqué par les effets non pathologiques du simple vieillissement physique, est un groupe particulièrement vulnérable car souffrant de pathologies multiples. Et la prise régulière de certains médicaments rend l’organisme plus vulnérable du fait de la réduction de certaines fonctions thermorégulatrices. Ensuite, en termes de vulnérabilité sociale, c’est l’isolement social qui joue en premier lieu, que ce soit du fait du veuvage ou de pertes de mobilités. Au-delà des services de soins à domicile, ou des médecins généralistes parfois, existent des lignes téléphoniques ainsi que des campagnes de prévention, mais leur écho auprès des personnes les plus isolées socialement reste difficile à évaluer. On sait combien le soutien social et l’engagement social sont surdéterminant dans l’accueil de ce type de message (Holt-Lunstad et al., 2010).
Enfin, en termes de vulnérabilité sanitaire, cette auteure (Bungener, 2004) interroge le fonctionnement même du système de soin, ses modes d’organisation, et sa capacité à répondre à ce type de problématique. Remarquant que le plus souvent ce sont les services d’urgence qui sont mobilisés en priorité, quand bien même les réponses précoces en cas de canicule ne relèvent pas de pratiques médicales très techniques, elle questionne l’adaptation de l’hôpital à être l’interlocuteur principal dans ce type de situation.
Bungener ne parle pas des EMS comme alternative à l’hôpital, comme alternative aux lignes téléphoniques et autres campagnes de prévention. Mais ne pourraient-ils pas être des infrastructures sociales à même de répondre à ce type de problématique?
Les EMS: des lieux pour faire face au dérèglement climatique?
Philip Rahm, dans son ouvrage Histoire naturelle de l’architecture. Comment le climat, les épidémies et l’énergie ont façonné la ville et les bâtiments (2020), questionne l’aménagement du territoire au cours des siècles et rappelle combien les évolutions de cet aménagement ont eu à voir avec des questions aussi simples que le climat, le vent, la pluie, le froid et la chaleur. Il rappelle en particulier combien, par-delà des choix politiques, symboliques ou esthétiques, les édifices ont d’abord été pensés pour garder le chaud l’hiver et le frais l’été. Revenant sur la canicule de 2013, il rappelle ainsi (Rahm, 2020, p.57) que cette année-là « l’agence de presse catholique autrichienne a publié un communiqué sans équivoque sur l’utilité climatique des églises»: il cite cette agence: « Pour ceux qui n’ont pas l’air conditionné ou la fraîcheur d’une piscine ou d’un lac, les églises autrichiennes peuvent offrir un rafraîchissement à la fois physique et spirituel». En été, effectivement, la fraîcheur est un avantage des églises. Rahm rappelle encore que
« la construction de très nombreux édifices public à partir du XIIe siècle en Italie doit certainement être interprétée par une fonction publique: unique pourvoyeur de fraicheur dans la chaleur méditerranéenne, l’église permet d’offrir à tous les habitants un espace où se rafraîchir quand la chaleur extérieure et à l’intérieur des maisons devient insupportable […]. Cette volonté publique de doter chaque quartier d’un havre de fraîcheur semble s’accroître à partir de la Renaissance: à Rome en particulier, on dénombre plus de 900 églises datant de l’époque baroque […]. Les portes des églises pouvaient rester grandes ouvertes en été, inscrivant naturellement l’intérieur des églises dans le réseau continu des espaces publics de la ville» (Rahm, 2020, p. 60). Ne serait-ce pas l’exemple de ce qui pourrait être le devenir des EMS? Faire office de « maisons du peuple» ou de « maisons des sénior·e·s» en période de canicule? Devenir un espace public
dans les villages, dans les quartiers? Accessibles librement aux habitant·e·s des villages et des villes, ils pourraient jouer un rôle fondamental dans la constitution du lien social. Chacun·e pourrait y venir l’été, quand trop chaud chez lui ou chez elle, pour la climatisation, des repas adaptés, de petits contrôles de santé, ou tout simplement pour rencontrer du monde.
C’est aussi une piste que l’on peut tirer de l’ouvrage d’Eric Klinenberg sur la Canicule de 1995 à Chicago (Klinenberg, 2021). L’auteur, dans son enquête sur la mortalité liée à la canicule en 1995 à Chicago, fait une analyse comparative par quartier. Prenant en compte des données sociographiques classiques (classes sociales, origines ethniques, sexes, ou autres), il constate que ces données sociographiques de base fonctionnent pour une part (les riches meurent moins que les pauvres), la mortalité due aux épisodes caniculaires semblant rejouer les inégalités ordinaires. Mais il note simultanément que des quartiers dont la population est significativement similaire, peuvent connaître des nombres de décès moyens liés aux épisodes caniculaires très différents. Et ce qu’il observe, sur la base d’ethnographies, c’est la différence dans « l’infrastructure sociale» entre ces quartiers: ceux-ci se distinguent en termes de services publics, par le fait de pouvoir, ou non, fréquenter à pied les restaurants et les commerces d’alimentation locaux, la possibilité de participer à des clubs de proximité, la connaissance de ses voisins. Et là où ces « infrastructures sociales» étaient importantes, le nombre de décès liés à la canicule était significativement moindre. Comme il l’écrit (Klinenberg, 2021, 35): «Vivre dans un tel quartier peut être l’équivalent approximatif d’avoir un climatiseur en état de marche dans chaque pièce de son appartement». Il conclut que contre l’anomie et l’isolement, notamment pour les personnes des groupes sociaux les plus démunis et relégués, en particulier les personnes âgées, des infrastructures sociales sont nécessaires.
Pour Klinenberg (2018), ces « infrastructures sociales» – c’est-à-dire des lieux et des espaces où la vie sociale peut s’inventer, se configurer et se réaliser en public, hors des sollicitations marchandes – sont indispensables pour permettre la mise en place d’une société dynamique et apaisée, mais aussi capable d’affronter les crises, de se montrer résiliente. Regrettant que les politiques publiques se limitent le plus souvent à la mise en place de « Plans canicules», c’est-à-dire d’appels téléphoniques et de visites à domicile auprès des plus âgé·e·s lorsque les températures augmentent, il plaide pour que les gouvernements locaux et nationaux soutiennent les « infrastructures sociales de demain» à même de promouvoir la santé et prolonger la vie au quotidien, y compris en cas de catastrophe.
Les EMS: une infrastructure sociale de demain?
Les politiques publiques en Suisse, du fait de la répartition des tâches aujourd’hui en vigueur entre Confédération, cantons et communes, font des EMS des lieux peu intégrés dans les politiques communales ou des quartiers. Le rapport du Conseil fédéral « Stratégie en matière de politique de la vieillesse » (Conseil fédéral, 2007), proposait ainsi la répartition suivante des responsabilités des niveaux institutionnels: à la Confédération, la sécurité sociale; aux cantons les politiques de maintien à domicile, ainsi que des infrastructures de prise en charge des personnes dépendantes; et aux communes, l’accès à l’information sur l’offre de prestations et de services, le souci de la participation sociale, l’aménagement du territoire, le logement, les transports. Le souci de la population dans son quotidien revient donc largement aux communes, quand les cantons, eux, planifient la construction des EMS et encadrent leur financement.
Dès lors, les politiques publiques, en temps de canicule, laissent peu apparaître le rôle que pourraient jouer les EMS. Pour ne prendre que deux exemples romands et concernant l’été 2023: à Genève, la Ville a adressé un courrier « à l’ensemble des personnes de 75 ans et plus résidant en Ville et qui ne sont pas en lien avec l’imad [le service public de soins à domicile]. Elles sont invitées à s’inscrire auprès du Service social via un numéro gratuit (0800 22 55 11), afin de pouvoir bénéficier d’un suivi personnalisé en cas de canicule. [De même] le plan canicule [a été] renforcé grâce à des partenariats et à la collaboration d’autres départements municipaux. Dès l’activation du plan canicule par la Médecin cantonale, des séances de cinéma gratuites seront offertes au groupe cible [Avoir plus de 75 ans, résider en Ville de Genève], en partenariat avec l’Association Les Scala, les après-midis [avant 19h00], et l’entrée aux piscines municipales sera gratuite les matins. Enfin, des lieux frais seront aménagés au Musée d’ethnographie de Genève et à Cité Seniors, avec la présence de travailleurs sociaux pour accueillir ce public» 5. À Lausanne, et au-delà des plans canicules courants (associant: visites au domicile des personnes vulnérables; numéro d’urgence gratuit (24h/24); rappel des consignes de sécurité; mobilisation des services d’urgence de la Ville, etc.), une « carte des espaces frais» a été élaborée, indiquant/rappelant les espaces naturels ou publics (grands parcs et forêts, les abords des lacs, les parcs de quartier, les promenades; certaines places publiques et certaines places de jeux; les piscines et les pataugeoires, les grandes fontaines, les bibliothèques et les grands musées, les lieux de culte et les cimetières)6 afin d’encourager les sénior·e·s à s’y rendre. Dans ce dernier cas, les EMS ne trouvent place comme lieux possibles d’aide. Pourtant, l’intégration des EMS dans les quartiers ou villages, la possibilité qu’ils soient également des lieux publics ouverts
sur l’extérieur, connaît quelques expériences réjouissantes ici ou là comme nous avons pu en donner des exemples ailleurs (Lambelet, 2022, p. 115–116): ce peut être l’ouverture d’un fitness dans un EMS de la commune de Cham, la reprise par un EMS d’un bureau de poste dans un village au Tessin; ce peut-être la proposition de plat à l’emporter pour les proches des résident·e·s mais plus largement pour des personnes du quartier. Ce peut être l’ouverture tant au public qu’aux résident·e·s d’un même restaurant, ou l’ouverture d’un petit magasin qui puisse rendre service également à la population du quartier; ce peut être rendre le parc d’un EMS suffisamment attrayant pour en faire un lieu de promenade possible pour l’ensemble de la population et favoriser ainsi les rencontres, l’interconnaissance et le sentiment d’appartenance à une même communauté. Ce peut être participer à l’organisation de la fête du quartier ou du village et permettre aux résident·e·s de s’y rendre. Le rôle des EMS ne sera-t-il pas, en cas de canicule, mais tout au long de l’année, d’être un lieu ouvert, cette infrastructure semi-publique à même d’accueillir en son sein les personnes fragilisées, pour leur offrir, par exemple, un lieu climatisé? Des lieux de confiance, où tout le monde ose entrer, parce que ces institutions, volontairement ouvertes, s’investiraient également dans la vie sociale du quartier ou du village? Des lieux qui ne répondraient pas seulement aux vulnérabilités médicales, mais aussi sociales?
Conclusion
Nous avons abordé dans un premier temps les études se situant dans une approche continuiste afin de mieux montrer l’intérêt d’une approche disruptive pour penser l’avenir de la prise en charge des sénior·e·s en termes de politiques publiques et en lien avec le dérèglement climatique. Cette prise de distance ne doit pas masquer l’intérêt de ces approches continuistes. Ces dernières montrent combien, à court terme et de manière assez criante, les problèmes de prise en charge de ces publics seront importants, que ce soit en termes de financement, d’infrastructure, de recrutement. Elles laissent aussi entrevoir qu’avec un nombre de place en EMS limité, et les personnes âgées devant rester toujours plus longtemps à domicile, ces dernières seront toujours plus vulnérables et que le modèle du soin à domicile actuel, comme des « Plans canicules», s’ils ne sont pas très largement transformés, seront sans doute bien vite inadaptés pour répondre aux besoins sociaux des sénior·e·s.
Mais cette approche continuiste peut également représenter un risque: si elle se focalise sur une variable – par exemple l’augmentation prévisible du nombre de minutes de soins nécessaires par résident·e·s et par jour – elle risque de conduire à la réinscription des EMS dans le cadre de politiques hospitalières. Alors que l’enjeu est peut-être d’abord, au vu des incertitudes
climatiques et sociales à venir, d’ouvrir les EMS vers la cité, de les penser comme des
« infrastructures sociales» nécessaires à l’échelle des territoires dans lesquels ils s’inscrivent.
Est-ce que, en cas de souci, les sénior·e·s d’un quartier se sentiraient le droit et invités à venir demander quelque aide dans les EMS? Est-ce le rôle de l’institution de rendre, le cas échéant, cette possibilité connue? Est-ce qu’une personne âgée dont l’habitat n’est pas adapté aux grandes chaleurs, oserait demander la possibilité de dormir de manière sécurisée dans le parc de l’institution en cas de grosse chaleur? Est-ce qu’une personne qui n’aurait pas de climatiseur aurait l’idée ou oserait venir passer une après-midi dans la salle commune de l’institution? Et n’y a-t-il pas là un rôle social des EMS qui n’est pas assez développé?
Si de nombreuses initiatives – traversée par des idées de solidarités – se développent aujourd’hui (pour ne citer que les plus connues, des expériences comme « Quartiers solidaires» portée par Pro Senectute, les projets de « Solidarité locale» tels que défendus et financées par la Fondation Leenaards ou le réseau « Caring Communities») et ont l’intérêt de dépasser une seule dimension sanitaire au profit de liens sociaux, l’absence des EMS dans ces projets interroge. Pourtant les EMS ne devraient pas se limiter à être des « institutions de long séjour pour les personnes pour qui le maintien à domicile n’est plus possible», ni à devenir des « centres de santé». Mais au contraire de se réfléchir comme
« infrastructure sociale» à l’échelle d’un territoire, partie prenante du maintien de formes de solidarité dans les régions, participant de « communautés de soutien». Il y a donc un travail à faire, un véritable travail social, pour « lier » ou
« mettre en lien» les populations à l’échelle locale, en particulier les sénior·e·s. Et les travailleuses et travailleurs sociaux ont un rôle prépondérant à jouer. Formés à l’animation de groupes et au développement communautaire, mais plus encore à la conduite de projets et aux méthodologies participatives, ils seront centraux pour relever ce défi.
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Notes biographiques
Alexandre Lambelet, Professeur associé et Doyen de la filière bachelor en travail social à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL), HES-SO, alexandre.lambelet@hetsl.ch