Jean-Pierre Tabin, Monika Piecek, Isabelle Probst et Céline Perrin
Résumé
Dans le domaine de l’assurance invalidité (AI), les politiques reposent sur un discours étatique qui définit ce qu’est le bien commun. Elles sont mises en œuvre par des travailleuses et travailleurs sociaux qui utilisent différentes technologies pour que les destinataires y adhèrent. Mais les destinataires, parce que relevant d’une catégorie jugée inférieure en raison du rapport social fondé sur les capacités (capacitisme), ne sont pas reconnu·es comme sujets ayant autorité à comprendre, à raisonner et à penser leur avenir de manière autonome. C’est une exclusion épistémique qui nourrit un sentiment d’injustice.
Mots-clés: Capacitisme; invalidité; politique sociale; injustice épistémique
On epistemic exclusion of so-called disabled people in Switzerland
Summary
In the field of disability insurance (DI), the policies are based on a state discourse about what constitutes the common good. They are implemented by social workers who use different technologies to make recipients adhere to this conception. But the recipients, because they belong to a category deemed inferior due to the social relationship based on ability (ableism), are not recognised as subjects with the authority to understand, reason, and think autonomously about their future. This is an epistemic exclusion that feeds a feeling of injustice.
Keywords: Ableism; disability; social policy; epistemic injustice
—That’s what they tell the eggs.» (Jarrel, 1996)
La question de savoir comment les sociétés font la part du bien commun et de l’intérêt individuel est un sujet classique des sciences sociales. Elle a déjà été traitée par Émile Durkheim en 1898. Partant du postulat «que toute vie commune est impossible s’il n’existe pas d’intérêts supérieurs aux intérêts individuels» (Durkheim, 2002, p. 9), il expliquait que la dignité de l’individu ne vient pas de ce qui le distingue d’autrui, mais de la conscience de son appartenance
à l’humanité tout entière. Selon lui, ce sens moral, fondé sur «la glorification, non du moi, mais de l’individu en général» (Durkheim, 2002, p. 16), est «passé dans les faits, a pénétré nos institutions et nos mœurs, est mêlé à toute notre vie» (Durkheim, 2002, p. 13). Mais il rendait également attentif au fait que des individus peuvent poursuivre de manière «abusive» des fins personnelles. En bref, Durkheim posait comme principe qu’il existe une hiérarchie morale entre intérêt individuel et bien commun. Il existerait donc un point de vue général de rang supérieur aux différentes formes de détermination de biens dont se réclament les individus (Lascoumes & Le Bourhis, 1998).
Depuis ces travaux, la recherche a montré que la notion de bien commun est historiquement et socialement située (Lazzeri, 1997). Elle apparaît en France vers le milieu du XVIIIe siècle avant de connaître une «extraordinaire fortune sous la Révolution» (Crétois & Roza, 2017). Dès son apparition, il s’agit toutefois d’une notion floue (Offe, 2012) reposant sur des principes comme la dignité, l’autonomie, la responsabilité ou la solidarité. Elle va néanmoins servir de «matrice de tous les discours de légitimation des formes sociales instituées» (Chevallier, 1978, p. 12), notamment ceux de l’État national.
Même si l’autorité de ce dernier pour déterminer le bien commun est partiellement remise en question par la multiplication des lieux de production de la norme (Hayat & Tangy, 2011) découlant de la reconfiguration du positionnement des nations dans différentes arènes à l’échelle internationale (Lavenex, 2004), du poids croissant de l’économie et de la finance (Flahault, 2011), ou encore de ces deux phénomènes réunis (Campbell, 2003), l’État national continue, au moins dans les Nords, de le définir de manière concrète et symbolique (Bourdieu, 2012) via ses actes législatifs, réglementaires et judiciaires (Lazzeri, 1997), notamment ses politiques sociales.
Dans cet article, notre objectif est d’analyser dans quelle mesure les personnes concernées ont voix au chapitre pour définir le bien commun dans le cas d’une politique sociale suisse: l’assurance invalidité (AI). Nous allons d’abord montrer comment l’État définit dans ce cadre le bien commun, ensuite examiner comment cette définition est mise en œuvre par le personnel du travail social (TS). Finalement, nous montrerons que les destinataires sont placé·es en situation d’exclusion épistémique (au sens où l’entend Miranda Fricker [2007]) et nous analyserons les conséquences de cette exclusion.
L’apport de cet article est double. D’une part, en s’inscrivant dans le prolongement de travaux sur la construction des politiques sociales (Tabin, 2022), il permet de comprendre le rôle du capacitisme (ableism), soit des hiérarchisations sociales entre individus constitués comme capables ou incapables, ou comme valides ou invalides (Campbell, 2009; Chouinard, 1997; Goodley,
2014; Tabin et al., 2019a), dans cette exclusion. D’autre part, il apporte un regard neuf sur le sentiment d’injustice exprimé par les destinataires en montrant qu’au-delà du caractère stigmatisant de ces politiques sociales pensées pour des catégories considérées comme subalternes et de leur dimension perçue comme assistancielle (Revillard, 2020), il a une dimension épistémique.
Cet article est basé sur trois types de sources. La définition du bien
commun et de l’intérêt individuel par l’État est analysée à partir de textes législatifs, réglementaires, d’argumentaires à l’appui des révisions de loi et de directives internes de l’AI. Pour ce qui concerne les processus mis en place pour gagner l’adhésion des publics concernés, nous nous basons sur des entretiens menés entre l’été 2015 et le printemps 2016 avec 21 TS en charge de la «réadaptation professionnelle». Ces entretiens visaient à identifier comment ces TS traduisent en pratique les mesures décidées par le législateur fédéral. Enfin, le point de vue des publics concernés est analysé à partir d’entretiens menés entre février 2015 et janvier 2017 avec 20 hommes et 13 femmes, âgé·es de 20 à 64 ans, ayant participé à des programmes de réadaptation de l’AI et dont l’hétérogénéité des profils garantit une diversité des points de vue (cf. annexe 1). Les données d’entretien ont été systématiquement codées dans QSR NVivo.
Le matériau empirique a été recueilli dans le cadre d’une recherche (2015-2017) financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique.
1 La normalisation capacitiste
Dès l’origine de la politique sociale de l’invalidité en Suisse, la référence au bien commun constitue à la fois la source de légitimité et l’horizon des actions entreprises par le gouvernement. Ce dernier évoque en effet dès son premier projet de législation son «devoir moral de se préoccuper du sort des diverses classes du peuple qui, dans leur ensemble, sont et constituent l’État», au nom du «caractère de grande famille que présente la collectivité» (Conseil fédéral, 1919, pp. 1-2). La question de la responsabilité individuelle n’est pas pour autant négligée. La protection sociale contre les effets économiques d’une incapacité de travail repose en effet sur une large participation du salariat à son financement: les personnes qui vivent en Suisse ont l’obligation, au nom du bien commun, de protéger leur intérêt individuel (le revenu en cas d’atteinte à la santé invalidante).
Concernant la définition de l’invalidité, le législateur retient l’idée de
diminution, à cause d’une atteinte à la santé, de la capacité de gain par l’emploi. Dans une logique assurantielle, le dispositif mis en place a pour première fonction d’éviter la survenance du risque invalidité, ou de la réduire via la «réadaptation», soit une technologie au sens que donne Michel Foucault (1994) à ce terme. Dans une perspective sociologique, l’objectif principal de l’AI n’a pas pour but de
dédouaner les personnes considérées comme (partiellement ou complètement) invalides de l’obligation d’emploi, mais dans toute la mesure du possible de les faire revenir sur le marché. Les pensions – très inférieures au salaire moyen – ne sont prévues que pour les personnes «dont la réadaptation n’est pas possible ou ne l’est que dans une mesure insuffisante» (Conseil fédéral, 1958, p. 1177). Elles instituent de ce fait l’invalidité comme un statut subalterne. Ainsi, la catégorie d’invalidité, telle que définie par l’État dès la fin des années 1950, est simultanément productrice et le produit d’un rapport social basé sur une hiérarchisation des individus selon leurs capacités à occuper un emploi: elle renvoie à la définition même du capacitisme.
Quant à la remise sur le marché de l’emploi, elle sert le bien commun «pour des raisons économiques et financières»: elle épargnera le versement de pensions en restaurant la capacité de gain des personnes atteintes dans leur santé. Mais elle sert également selon le gouvernement l’intérêt individuel, car elle permettra d’éviter un statut socialement dévalorisé, celui d’invalide. La citation suivante l’illustre: «Les mesures de réadaptation […] doivent offrir à l’invalide la possibilité d’assurer son entretien entièrement ou en partie par ses propres forces, afin de dépendre le moins possible de son prochain. Si on l’encourage et fortifie son esprit d’indépendance, si on l’aide à prendre conscience qu’il est un membre utile de la société, l’invalide perd son sentiment d’infériorité et acquiert la possibilité d’organiser sa vie de manière indépendante.» (Conseil fédéral, 1958, p. 1176) Ce discours valorise l’aptitude à occuper un emploi et justifie ce qui va devenir le slogan de l’assurance invalidité: «La réadaptation prime la rente».
Dès le milieu des années 1980, la crise économique étant passée par là, le discours sur l’importance de la remise sur le marché de l’emploi prend un nouvel élan. L’État affirme que «la réadaptation ou la réintégration des handicapés dans la vie active, [doit être renforcée] […] pas seulement pour des raisons économiques, mais aussi pour que l’invalide devienne ou reste un membre actif et à part entière de la communauté» (Conseil fédéral, 1985, pp. 45-46). L’État insiste par la suite sur l’obligation des destinataires de faire «tout ce qui [peut] être exigé [d’eux] pour remédier à [leur] incapacité de gain ou pour la réduire» (Conseil fédéral, 2001, p. 3067). Ce rapport de pouvoir se renforce avec de nouvelles mesures introduites à partir des années 2000 qui visent à réduire le nombre de pensions octroyées en maintenant, intégrant ou réintégrant dans l’emploi les personnes atteintes dans leur santé, au nom du «principe juridique général de l’obligation de réduire le dommage». Selon ce principe, «toute mesure servant à la réadaptation […] est raisonnablement exigible s’il n’est pas expressément établi qu’elle ne peut être tenue pour telle» (Conseil fédéral, 2005,
p. 4314). L’État précise en 2010 que «ce n’est pas aux assurés de décider s’ils souhaitent se réinsérer ou non» (Conseil fédéral, 2010, p. 1677): si la personne n’obtempère pas, sa pension peut être réduite ou supprimée. Les comportements individuels deviennent ainsi «des objets de gouvernement au nom d’objectifs qui leur sont supérieurs» (Dubuisson-Quellier, 2016, p. 32). Cette manière de procéder ôte aux individus concernés leur statut de sujets capables d’exprimer ce qu’est leur intérêt individuel, donc leur crédibilité épistémique (Fricker, 2007; Kidd et al., 2017; Medina, 2012). Entrée en vigueur en 2022, après la fin de notre étude, la dernière révision de l’AI ne rompt pas avec ces principes, puisqu’elle vise essentiellement «l’optimisation du système de l’AI» (Conseil fédéral, 2017, p. 2365) par l’extension et le renforcement des mesures mises en place lors des précédentes révisions.
2 Le travail de conversion
Comment se met concrètement en œuvre cette politique? Nous allons le voir à partir d’entretiens réalisés avec d’une part des TS de l’AI qui ont la responsabilité de décider quels sont les programmes adaptés, et d’autre part des TS employé·es par des organismes prestataires de ces programmes à divers échelons de la hiérarchie opérationnelle et décisionnelle. La grande majorité de ces TS est en lien avec les destinataires, mais pas selon les mêmes calendriers. Les TS de l’AI soit assurent la gestion des mesures, soit suivent de manière régulière, mais peu intense, les assuré·es atteint·es dans leur santé, choisissent et leur assignent des programmes, tandis que les TS des organismes les organisent ou les mettent concrètement en œuvre et sont souvent en contact intense, mais limité dans le temps avec les destinataires. Ces TS disposent d’un pouvoir d’appréciation (Lipsky, 2010) pour mettre en œuvre la loi (Tabin et al., 2013) qui ne fait pas l’objet du présent article; ce dernier se concentre en effet sur les argumentaires définissant le bien commun et l’intérêt individuel des destinataires. Relevons d’emblée que les TS adhèrent globalement à l’idée que les programmes sont dans l’intérêt des destinataires, envisageant «le retour dans l’économie» comme un élément du «bien-être individuel», affirmant parfois même que ces programmes «sont utiles pour les assurés dans tous les cas…» (D., adjointe d’un département de réadaptation, novembre 2015). L’emploi, comme but et comme idéal, est l’horizon (plus ou moins éloigné) visé, tandis que l’inactivité professionnelle est perçue comme productrice d’idées noires, à cause d’un deuil non fait de l’ancien métier ou encore d’un sentiment d’inutilité sociale. Plus précisément, ce sont les objectifs définis par les TS de l’AI pour chaque assuré·e qui structurent et orientent, «en fonction de ce qu’ils déterminent comme étant un besoin de l’assuré» (E., directrice, novembre 2015), les interventions permettant
de tester ou d’améliorer l’employabilité. Les décisions des TS de l’AI orientent donc la pratique des TS des organismes, et visent l’employabilité des destinataires.
La prise de pouvoir sur la définition de l’intérêt individuel qui s’ensuit est justifiée par la description de leur public comme «démuni», «en souffrance» ou «perdu». Le projet de retour sur le marché de l’emploi est principalement pensé pour des personnes victimes (ou victimes potentielles) d’isolement social, de mal-être, d’exclusion sociale et professionnelle, «désécurisées» par la complexité de la politique sociale en matière d’invalidité, en situation de vie difficile. Un travail de construction de sens est ainsi mené avec les participant·es aux programmes, pour les aider à «mieux appréhender leur propre situation» (G., directeur, avril 2016). Elle se réalise en pratique par un travail pédagogique au sens où Michel Foucault l’entendait (Esprit, 1972), qui vise la conversion des destinataires au projet de l’AI. Des techniques cognitivo-comportementales sont mobilisées pour tenter de modifier leur représentation de leur place dans le monde social. Une rupture avec un passé professionnel désormais présenté comme impraticable en raison d’atteintes à la santé, ou avec un projet professionnel jugé non viable économiquement, ou non adapté à une situation de santé, est souvent visée dans ce processus.
Ce travail de re-signification (de son parcours et de soi) s’appuie sur trois éléments. Premièrement, un suivi que l’on peut qualifier d’intrusif (décrit comme «global»), qui ne se limite pas aux compétences professionnelles ou de formation, mais s’intéresse à des aspects plus intimes, par exemple comment la personne vit (le déroulement de sa journée, ses conditions de vie), s’adapte (ou non) à son problème de santé, aux changements intervenus dans sa vie, à son environnement familial et social. Deuxièmement, parce que l’emploi est considéré comme vecteur de bien-être et que la prolongation de son absence est perçue comme un problème, une temporalité rapide du processus est privilégiée, comme l’exprime cette TS: «Je trouve que c’est bien de ne pas laisser traîner les situations et les personnes chez elles à ne pas savoir ce qu’elles vont devenir […]. On sait qu’il y a de plus fortes chances de faire déboucher positivement une situation si on active rapidement que si on laisse ‹dormir›» (A., directrice, octobre 2015). Le but est donc d’empêcher que la socialisation à l’emploi ne s’effrite ou ne disparaisse à cause de l’inactivité et des problèmes de santé, et/ou d’éviter que la personne «ressasse ses idées noires, qu’elle déprime» (K., responsable de deux programmes de réadaptation, octobre 2015). L’emploi est ainsi élevé au rang de condition d’accès au bien-être psychique, à la participation sociale, à l’autonomie et même à la dignité. Troisièmement, les technologies mises en œuvre sont présentées comme «individualisées», «souples», «adaptées»,
«créatives». Ce ciblage est sans doute moins radical que ce que les TS ne l’affirment, car le catalogue de programmes financés en Suisse – comme ailleurs – ressemble davantage à un choix parmi du prêt-à-porter qu’à du «sur-mesure» (Vandekinderen et al., 2012).
Au cours de l’interaction avec les TS, les destinataires peuvent formuler des demandes, ce qui signifie que leur exclusion épistémique n’est pas totale, surtout s’ils et elles ont les outils leur permettant de se faire entendre. Mais ce sont les TS de l’AI et dans une moindre mesure les TS des organismes qui gardent le monopole de la décision concernant ce qu’est l’intérêt individuel des destinataires. Et lorsque l’analyse des destinataires de ce qu’est leur intérêt individuel diverge, un recadrage a lieu qui rappelle où se situe le pouvoir: «Parfois la difficulté est que l’assuré, lui, il a une autre vision. […] C’est notre coach qui doit convaincre la personne que non, ce n’est pas dans [ce domaine] qu’elle va être réadaptée, mais c’est dans tel ou tel métier.» (E., directrice, novembre 2015)
Une représentation capacitiste permet également de justifier les effets négatifs que peuvent avoir les technologies censées permettre le retour sur le marché de l’emploi. Ces aspects problématiques de l’intervention sont évoqués par l’ensemble des TS rencontré·es qui fournissent le plus souvent des explications individualisantes des difficultés et échecs de la réadaptation, concernant essentiellement la temporalité trop précoce de l’intervention («c’était trop tôt»). Dans ce contexte, même les échecs sont jugés positivement, car ils permettent d’identifier des «freins» entravant le retour à l’emploi, d’«apporter des éléments supplémentaires qui vont être pris en compte par [le ou la TS de l’AI] dans la gestion du dossier de la personne» (E., directrice, novembre 2015). Du point de vue des TS des organismes, le souci de ne pas perdre le mandat de l’AI justifie l’attention aux résultats des programmes comme l’exclusion éventuelle des destinataires qui ne se conforment pas aux attentes.
Ces effets négatifs, reconnus par tous les TS que nous avons rencontré·es, sont considérés comme des dégâts collatéraux. À l’image de l’explication donnée par un interviewé: «[Les révisions de l’AI] nous [ont] donné des possibilités […] d’être plus rapides, plus percutants et finalement, de permettre à la personne de rester désœuvrée le moins longtemps possible. Parfois, un peu […] d’arrache-pied, parfois, c’est dur. Mais la pire des choses pour quelqu’un en difficulté, c’est le désœuvrement. C’est de rester seul, c’est d’être en attente, etc. […]. Même si c’est parfois compliqué pour eux, je pense que c’est la bonne formule» (J., directeur, septembre 2015). Autrement dit une réadaptation réussie peut demander des sacrifices et les échecs font partie de ce processus. On retrouve ici la logique discursive que Hannah Arendt (2005) a relevée à propos de la pensée occidentale et qui se reflète dans des proverbes comme «on ne fait pas d’omelette
sans casser des œufs». Comme elle le relève, l’adoption par les institutions ou organisations politiques d’une logique de «cause» justifiée par la croyance en la validité universelle d’une représentation, lorsqu’elle implique un jugement sur les actions fondé sur leurs fins ultimes et non sur leurs mérites propres, est problématique puisqu’elle aboutit à justifier les dégâts au nom du fait qu’«on ne casse pas d’œufs sans faire d’omelette».
Le travail de mise en œuvre de l’AI a donc une dimension pédagogique
qui vise à convertir les destinataires à la représentation dominante. L’analyse du discours des TS fait ressortir un soft power justifié par la «faiblesse» des destinataires (en phase avec la représentation capacitiste de l’invalidité), ainsi que par leur intérêt à moyen et long terme. Cette posture permet à ces TS de gommer ou normaliser les effets collatéraux de l’action entreprise, sur les personnes comme sur l’imposition de normes d’emploi «médiocres» (Méda, 2000).
3 L’injustice épistémique
La conception qu’ont les destinataires du bien commun et de l’intérêt individuel ne s’éloigne pas toujours, ni sur tous les plans, de la conception étatique. Par exemple, l’existence d’une protection sociale contre le risque invalidité est toujours jugée positivement par les personnes interviewées, à l’instar d’A. (36 ans, éducateur dans une institution spécialisée): «Je trouve qu’on a extrêmement de chance d’avoir ce type d’assurance» ou de J. (46 ans, en formation de vendeur) pour qui «on a de la chance qu’on nous aide […], parce que ce n’est pas partout dans les autres pays que c’est comme ça». La convergence de vue à ce propos est totale. On peut en déduire que la protection sociale contre ce risque est perçue comme relevant du bien commun et que cette idée a un caractère hégémonique (Tabin & Leresche, 2019).
Toutes les personnes que nous avons rencontrées partagent également
le discours sur la valeur de l’emploi. Ce positionnement, confirmé par d’autres recherches (Revillard, 2017, 2020), se perçoit dans leur accord avec les objectifs permettant de «sortir» de l’AI ou dans la souffrance que cause l’absence d’emploi. Il est également perceptible dans la déception exprimée lorsque le retour sur le marché de l’emploi n’aboutit pas: «Nous, on veut travailler, mais […] on n’est plus compatibles» (A., 32 ans, auxiliaire de crèche). Décrites comme des épreuves à traverser, les technologies mises en œuvre par l’AI sont souvent envisagées dans un cadre de pensée s’appuyant sur une logique de droits et d’obligations réciproques, donc également de la conditionnalité du soutien. P. (50 ans, éducateur et pensionné AI) l’exprime ainsi: «C’est logique, en tout cas, pour moi, c’est logique. On ne peut pas avoir quelque chose d’un organisme sans aussi
prouver que l’on a envie d’en faire quelque chose.» Autrement dit, pour obtenir de l’aide, il faut donner de soi, c’est une forme d’échange.
Si cette logique de réciprocité et la place centrale de l’emploi sont en phase avec la représentation étatique de l’invalidité, toutes les personnes interviewées relatent des expériences d’injustice épistémique liées à leur dépossession de la prise de décisions. Cette dépossession pose trois problèmes, autant pour les personnes qui sont d’accord avec l’action mise en œuvre par l’AI que pour celles qui la critiquent (la majorité des personnes rencontrées). Le premier problème, lié à l’incertitude qui découle de l’attente des décisions de l’AI, est celui du manque d’emprise sur les temporalités de la réadaptation qui place les destinataires dans une position de subordination et de vulnérabilité, dans un temps suspendu: «Quand, mois après mois, on se demande […] si on va pouvoir payer ses factures, c’est difficile. […] Ce n’est pas une vie. […] De ne pas savoir à quelle sauce on va être… […] de ne pas savoir où l’on va» (F., 60 ans, employé de banque et en attente d’une décision de l’AI). «Ce qui me stresse le plus, ce sont les incertitudes. Je ne sais pas exactement quand je passerai au placement. Je ne sais pas combien de temps j’aurai le droit à du placement. Je ne sais pas si j’aurai des aides pour être placée ou pas. Je ne sais pas ce que ça représentera en termes de soutien» (D., 43 ans, en mesure de réadaptation). L’incertitude qu’instaure chez les destinataires le traitement des in/capacités par l’AI, liée à l’impossibilité d’avoir une vue synoptique de l’ensemble du processus, provoque le sentiment de n’avoir que peu, voire pas de prise efficace sur le «réel» et donc de manquer de contrôle de son destin.
Le second problème, lié au choix de la réorientation professionnelle, est celui de l’inadéquation de certaines des solutions de l’AI avec les aspirations individuelles, qui a parfois pour conséquence de forcer l’adhésion: «Moi je voudrais me mettre dans mon métier artistique […], et ils veulent me mettre dans un métier de main-d’œuvre. Donc le choix il est où? C’est j’accepte d’être pénalisée ou j’accepte de faire leur truc» (S., 20 ans, en attente d’une décision de l’AI). Le choix de l’orientation professionnelle peut même être vécu comme une imposition d’identité lorsque le projet ne concorde pas avec la vision de sa carrière ou de la manière de mener sa vie. Ce sont surtout les femmes qui ont l’impression d’être mises dans «un moule» (une expression utilisée par plusieurs de nos interlocutrices), l’AI envisageant pour ce qui les concerne le plus souvent le domaine du commerce.
Le troisième problème est lié à des décisions prises par les TS de l’AI qui, du point de vue des destinataires, influent sur leur état de santé et risquent de compromettre durablement l’exercice d’une activité rémunérée: «Ce qui
compte pour eux, c’est de faire des économies et de payer le moins possible… d’accepter le moins possible d’assurés sous prétexte qu’il y a trop de fraudes, etc. Mais pour moi, c’est de l’irresponsabilité […] surtout quand il y a dépression sévère […]. Mon état s’est aggravé. D’accord? Je trouve ça simplement inadmissible» (Sa., 46 ans, pensionnée AI).
Temps suspendu, inadéquation des solutions et dégradation de la santé: ces trois problèmes pourraient selon les personnes que nous avons rencontrées être évités si elles étaient entendues par les TS lorsqu’elles formulent des observations sur leur propre situation, portent des analyses ou tirent des conclusions. Cette reconnaissance leur semble essentielle pour le bien commun, car elles disent qu’un échec les concernant est également un échec de l’AI, donc un échec social. Toutes les personnes que nous avons rencontrées ont vécu, à divers degrés, ce déni de crédibilité, souvent à plusieurs moments de leur parcours avec l’AI. Selon notre analyse, il est lié aux préjugés sociaux capacitistes envers les personnes considérées comme invalides ou en risque d’invalidité.
Rappelons que Fricker (2007) distingue deux types d’injustices épistémiques discriminatoires. D’une part, la forme testimoniale, une dévaluation par une personne de la crédibilité d’une autre en raison de préjugés sociaux la concernant et qui conduit à l’exclusion épistémique. Les personnes dites handicapées ou invalides connaissent de longue date la non-reconnaissance de leur parole comme entendable par les groupes constituant leur position comme subalterne (Stiker, 2014). D’autre part, la forme herméneutique, une discrimination découlant de l’inégalité d’accès à des outils interprétatifs partagés qui désavantage certaines personnes ou certains groupes sociaux lorsqu’ils veulent comprendre et rendre intelligibles leurs expériences. En fonction de leur parcours social qui leur donne ou non accès à des outils interprétatifs partagés, c’est sans doute souvent une combinaison de ces deux types d’injustice que subissent les destinataires. Mais la procédure même de l’AI, qui repose sur une évaluation par l’autorité du droit aux prestations, est de facto une remise en question de la propre compétence des personnes en contact avec l’AI à juger du caractère invalidant de leurs atteintes à la santé.
Presque toutes les personnes que nous avons rencontrées rapportent des expériences douloureuses de refus de crédibilité qu’elles ont vécues non seulement dans les contacts avec les TS, mais aussi dans des interactions sociales en dehors du cadre de l’assurance et qui impliquent des formes de mépris, la stigmatisation et des dévaluations morales. Ma. (56 ans, en programme de réadaptation) l’exprime ainsi: «Moi, personnellement, au départ, je l’ai mal vécu, parce que les gens, ils ne vous croient pas. C’est tout de suite, celui-là qui veut… voilà…
il veut se mettre à l’AI, il ne veut rien faire.» La distribution inégale de la crédibilité épistémique, entretenue (au nom de la protection du bien commun) par le discours sur les abus de prestations sociales, fait porter aux destinataires qui font valoir leur droit un poids qui a des répercussions concrètes sur leur vie quotidienne et rend plus difficile la réalisation de leurs intérêts individuels.
Ce contexte d’injustice épistémique testimoniale explique que plusieurs des destinataires nous disent que leur dignité est atteinte. C’est particulièrement patent quand s’exprime l’impression d’être seulement traité·e comme une catégorie: «Je suis outrée par leur fonctionnement, on n’est que des numéros, que des dossiers. Des dossiers qu’ils laissent sous des piles. On a beau essayer de les contacter, ils ne répondent jamais, jamais, jamais […]. Vous ne savez jamais qui s’occupe de votre dossier. À partir du moment où vous n’êtes plus en mesure de réinsertion, on ne les intéresse plus» (M., 54 ans, en attente d’une décision de l’AI). «On est numéro 1, 2, 3 et puis plus ils font… plus ils aident, d’une façon ou d’une autre, les gens à trouver plus rapidement un travail, c’est comme s’ils étaient payés… eux-mêmes à la commission. […] J’avais cette sensation. Et ça, je n’ai pas aimé» (I., 34 ans, en mesure de réadaptation).
C’est l’absence de lieu de délibération permettant une discussion sur les choix, par exemple sur les justifications des critères de décision de l’AI, qui pose problème aux personnes que nous avons rencontrées: «[La conseillère AI] n’a répondu à aucune des lettres. Donc, c’est que s’il n’y a pas de critères, il n’y a pas de quoi les défendre. Mais ce n’est pas juste» (S., 20 ans, en attente d’une décision de l’AI). «Qu’on nous le dise, pourquoi. Pas juste une lettre. […] Les gens malades ou blessés, qui sont infirmes après un accident, ils ont besoin d’être orientés. Puis pour ça, ils ont besoin d’avoir quelqu’un en face d’eux qui comprenne leurs besoins, sans tout accepter. […] Il y a un cadre, qu’on nous explique ce cadre» (J.-M., 56 ans, contrôleur de qualité).
L’injustice épistémique testimoniale est vécue comme institutionnalisée. M. se demande par exemple si le traitement administratif dont elle fait l’expérience ne sous-entend pas une volonté institutionnelle de l’amener au suicide et elle fait part de son impression de ne plus exister et de ne plus être un être humain. Elle décrit la négation de ses capacités par l’AI qui, en l’empêchant de participer aux délibérations, ne lui accorde aucune crédibilité épistémique. La déshumanisation qu’entraîne ce processus est vécue comme une dégradation symbolique et une profonde humiliation que nous pouvons rapprocher de ce que Medina (2018) décrit comme une forme de mort épistémique, qu’il considère comme la forme la plus radicale que peut prendre l’oblitération du point de vue et des expériences des groupes sociaux subordonnés.
Toutefois, comme nous l’avons vu dans les passages précédents, toutes les personnes que nous avons rencontrées ne jugent pas la dépossession qu’elles subissent comme problématique au même degré. À l’analyse, il apparaît que c’est surtout en cas de non-adhésion majeure au projet pensé par les TS de l’AI que cette dépossession pose problème, soit lorsqu’il y a désaccord sur la définition de l’intérêt individuel, soit lorsque la technologie proposée semble en trop grand décalage par rapport au parcours de vie, lorsqu’elle exige, par exemple, de suivre une formation décalée par rapport aux normes d’âge, qui donne l’impression «de faire un bond en arrière de 20 ans» (Sa., 46 ans, pensionnée AI) en obligeant à «se remettre sur les bancs de l’école avec des gens de 19 ans» (Ma., 56 ans, en mesure de réadaptation).
Certaines personnes que nous avons rencontrées ont donc l’impression d’être traitées comme des objets, de voir leur subjectivité déniée (Fricker, 2007) par les TS. Mais pas toutes. Cela s’explique par le fait que les injustices épistémiques se situent sur un continuum en fonction de la force avec laquelle elles affectent la subjectivité et le statut du sujet qui produit des connaissances. Mais pour presque toutes les personnes que nous avons interrogées, le statut de personne en contact avec l’AI est profondément stigmatisant. Cela montre que le bien commun, lorsqu’on s’en approche, peut être en même temps un bien repoussoir qui nécessite un travail d’autorégulation morale et émotionnelle, car il est associé en société capacitiste à une marginalisation et à une image dégradée de soi.
Globalement, les personnes rencontrées insistent sur la singularité de leur situation et son caractère incommensurable, s’opposant ainsi à des interventions basées sur des routines (Lipsky, 2010) qu’elles voient surtout motivées par des logiques économiques. De ce fait, les technologies visant le retour sur le marché de l’emploi sont critiquées lorsqu’elles leur semblent basées uniquement sur des exigences de résultats et de limitation de coûts. Ces logiques mènent du point de vue des personnes à un investissement injuste des ressources en fonction des «chances de réussite», à la remise rapide sur le marché de l’emploi ou sur le marché spécialisé (ateliers dits protégés) lorsque le rendement de la personne est jugé trop bas, ou encore à des choix d’orientation professionnelle perçus comme arbitraires. Les destinataires s’accordent sur le fait qu’une «bonne» intervention s’appuie sur une relation fondée sur la reconnaissance de la situation de santé et des difficultés spécifiques qui s’ensuivent, ainsi que sur la confiance. Les termes récurrents utilisés pour la décrire sont: «à l’écoute», «être épaulé», «compréhension», «ouverture», «humanité», «négociation», «dialogue», «pas de pression», «pas de jugement» ou «pas besoin de se justifier». Pour les personnes que nous avons rencontrées, reconnaître leur «humanité»
signifie également prendre en compte leurs in/capacités (Tabin et al., 2019b), donc aussi bien leurs «difficultés», leurs «fragilités», leurs «maladies» que leurs compétences et leur capacité à prendre des «responsabilités». Elles décrivent ce faisant des relations basées sur la reconnaissance de leur qualité d’agent·e épistémique.
Les destinataires partagent donc dans une grande mesure les vues de
l’État concernant la valeur de l’emploi et les sacrifices à faire pour le retrouver. Si la protection du risque invalidité leur apparaît unanimement comme participant du bien commun, ce qui leur permet effectivement de considérer l’ordre social comme plus juste et plus équitable qu’un autre dans lequel ce type de dispositifs n’existerait pas, leur avis est plus nuancé en ce qui concerne la dépossession qu’elles subissent et qui affecte directement leur capacité à prendre et assumer leurs décisions, en un mot leur autonomie (Slote, 2007). La dépossession ne semble guère poser problème lorsque les destinataires, parfois après le travail de conversion, approuvent les technologies qui leur sont proposées; en revanche, lorsqu’elles n’adhèrent pas au projet pensé pour elles, par exemple lorsqu’il les engage vers une activité qui ne correspond de leur point de vue pas à leur état de santé, à leurs compétences ou à leurs aspirations, elles critiquent le fait que leur intérêt individuel soit défini par l’autorité, et font part de l’injustice épistémique testimoniale qu’elles subissent. En outre, si de manière générale pour les TS la «faiblesse» des destinataires justifie la dépossession de leur qualité de sujet, cette même faiblesse commanderait au contraire du point de vue des destinataires l’absence de dépossession.
Conclusion
Dans cet article, en nous appuyant sur l’exemple d’une politique sociale helvétique en direction de personnes dites invalides, nous avons analysé comment l’État voit le bien commun et l’intérêt individuel. Nous avons relevé que l’autorité propose et met en œuvre un discours sur le bien commun basé sur l’employabilité, le travail étant perçu comme vecteur de sécurité matérielle et de bien-être personnel, donc comme le mode privilégié d’intégration sociale.
De manière générale, les destinataires partagent l’idée d’accéder
à l’emploi, mais des divergences apparaissent lorsque ce dernier tel qu’il est défini par l’autorité diffère de leur conception et leur est imposé. Deux représentations de l’autonomie entrent ici en tension: l’État et ses TS la voient comme une autosuffisance matérielle, les destinataires comme la capacité de prendre et d’assumer ses propres décisions, donc de se constituer en tant que sujet épistémique et de décider de son avenir. Soumis·es aux rapports de pouvoir et de subordination qui caractérisent les relations avec l’AI et confronté·es aux exigences
de faire coïncider leurs aspirations au développement de leur employabilité, ces destinataires sont affectés par le capacitisme ambiant dans leur statut de sujet connaissant.
Cette analyse permet de se garder de la propension à faire reposer l’injustice vécue sur une intention, tout en attestant du caractère problématique de l’interaction et des décisions prises. Elle rappelle également que ce type d’injustice n’est possible que parce que certains groupes sociaux sont absents de l’imaginaire social en tant que sujets. Suivant Shelley Tremain (2017), nous pensons en effet que les destinataires subissent les conséquences négatives de leur positionnement social en tant que «personnes invalides», groupe dont les membres sont marginalisés car ils n’ont pas l’accès à certaines ressources et statuts épistémiques. Comme le relève Tremain à propos des personnes soumises aux classifications, dont les destinataires que nous avons rencontré·es font partie, elles ont conscience de la façon dont elles sont perçues et classées, ce qui influence en retour leur propre perception d’elles-mêmes. De manière générale, les mécanismes de l’appareil de traitement de l’invalidité (re)produisent des normes sur le rapport à l’emploi, les capacités, l’engagement dans le processus de réadaptation, mais également sur le comportement et l’interaction sociale appropriés, sur les modes de communication, sur la maîtrise émotionnelle de soi, etc. C’est le contexte capacitiste qui façonne les perceptions publiques et les épistémologies qui font autorité.
Les destinataires dont nous avons rapporté les propos, parce que relevant d’une catégorie jugée inférieure en raison du rapport social fondé sur les capacités («les invalides» ou «en risque d’invalidité»), ne sont de manière générale pas reconnu·es comme sujets ayant autorité à comprendre, à raisonner et à penser leur avenir de manière autonome. Pourtant, autant pour nos interviewé·es que pour des mouvements qui luttent contre les discriminations des personnes dites handicapées ou invalides, le travail salarié constitue un enjeu majeur, mais également un lieu de tensions. D’une part, il est considéré comme le facteur de sortie de la pauvreté et d’inclusion sociale, un moyen d’accéder aux privilèges de la normalité. D’autre part, les limites de la revendication de la participation à l’activité productive sont relevées: l’inclusion est toujours partielle, car les personnes dites handicapées ou invalides sont cantonnées aux métiers et aux tâches à faible statut et à moindre responsabilité. Elle s’inscrit en outre dans l’économie capitaliste et motivée par le profit, ce qui dévie des ressources qui pourraient être investies dans la création d’un futur pas nécessairement orienté vers l’emploi (Runswick-Cole & Goodley, 2013; Soldatic, 2019). Comme le montrent nos analyses, étant donné que les ressources interprétatives et expressives légitimes sont entre les mains de l’État et des TS, il est souvent
difficile pour les personnes assurées de faire entendre des arguments qui questionneraient le retour au marché de l’emploi ou son coût pour l’individu. On peut se demander si la plus grande visibilité des revendications autour de l’autodétermination et de la participation des personnes avec un handicap (Masse et al., 2020) pourrait avoir partiellement transformé certaines pratiques des TS et l’expérience des destinataires de l’AI depuis la collecte de nos données en 2015-2016. Même si une nouvelle étude serait nécessaire pour investiguer finement les évolutions, il est permis d’en douter au regard de la dernière révision législative sur l’AI. De plus, dans le contexte suisse, les politiques en matière d’invalidité sont disjointes de celles sur les droits des personnes handicapées en matière d’inclusion et de participation définies par la Loi sur l’égalité des personnes handicapées (Rosenstein, 2020) et qui suscitent actuellement des débats portés par les revendications d’autodétermination des associations concernées par le handicap.
Pour changer la donne, il faudrait à l’échelle individuelle (Medina, 2018) que des pratiques de résistances se développent – à l’image de celles des personnes de couleur dans le black feminism (Collins, 2000) –, qui permettent de subvertir, neutraliser ou au moins affaiblir les représentations capacitistes de l’in/validité et ainsi participent à réduire les injustices épistémiques. À l’échelle sociale, de nouvelles ressources épistémiques (au lieu de s’appuyer sur des ajustements du système existant [Pohlhaus, 2017]) sont nécessaires, qui impliquent de questionner les normes capacitistes de construction de connaissances qui sous-tendent les relations sociales et les institutions de la sécurité sociale. Nous pensons que s’ils et elles prennent conscience des problèmes posés par le capacitisme, les TS peuvent jouer un rôle actif dans ce processus, et ainsi participer activement à une définition du bien commun qui prenne en compte ce qu’en pensent les destinataires de ces politiques.
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Notes biographiques
Jean-Pierre Tabin, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL), HES-SO, jean-pierre.tabin@hetsl.ch
https://orcid.org/0000-0001-7080-4117
Monika Piecek, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL), HES-SO, monika.piecek@hetsl.ch
https://orcid.org/0000-0001-7080-4117
Isabelle Probst, Haute école de santé Vaud (HESAV), HES-SO, isabelle.probst@hesav.ch
https://orcid.org/0000-0002-7075-7354
Céline Perrin, Sociologue, membre associée du Laboratoire de recherche Santé-Social (LaReSS) de la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL), HES-SO, celine.perrin@celinep.ch