[Articles] [Dossier 2024] Travailler à l’Office des mineurs entre 1950 et 1980 : quel pouvoir d’appréciation pour les assistant·es sociaux·ales ?



Cette contribution fait partie du Dossier 2024 «Au cœur des contradictions sociales. Contexte et histoire du travail social».

Aurore Müller

Résumé

Cette contribution interroge la tension entre contrôle social et pouvoir d’appréciation que les assistant·es sociaux·ales peuvent exercer dans le cadre de leur travail quotidien à l’Office des mineurs du canton de Neuchâtel. S’appuyant sur un corpus de dossiers individuels, elle questionne le rôle d’agent de terrain de ces professionnel·les et montre comment leur intervention évolue auprès des familles entre 1950 et 1980.

Mots-clés : assistant·es sociaux·ales, placement, travail social, contrôle social, pouvoir d’appréciation

Working for the Office des mineurs between 1950 and 1980: How much Discretion did Social Workers have?

Summary

This paper examines the tension between social control and discretion that social workers can exercise in their daily work at the Office des mineurs in the Swiss canton of Neuchâtel. Based on a corpus of individual files, it examines the role of these professionals as field workers and shows how their work with families evolved between 1950 and 1980.

Keywords: social workers, placement, social work, social control, discretion

En 1955, William Perret, directeur de l’Office cantonal des mineurs et ancien directeur de l’école nouvelle des Terreaux2, attire l’attention du Conseil d’État neuchâtelois sur le rôle crucial qu’occupe l’assistante sociale durant le placement d’un enfant. Présentée comme une amie sûre, elle a pour objectif d’obtenir la confiance de ses protégé·es. Selon Perret, tel est le sens du travail mené par ses collaborateurs et collaboratrices au sein d’un service de protection de l’enfance et de la jeunesse fraichement ouvert en vue de répondre aux exigences du nouveau Code pénal unifié (AEN, Rapports du Conseil d’État, 1955).

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Le travail réalisé par les assistant·es sociaux·ales engagé·es au sein des Offices des mineurs a constitué une thématique centrale de ma thèse de doctorat consacrée au placement d’enfants et d’adolescent·es entre 1950 et 1980 en Suisse romande et particulièrement dans le canton de Neuchâtel3. Ces années constituent une période durant laquelle un double phénomène peut être observé au niveau du travail social. D’une part, il existe encore des pratiques cantonales très diverses en matière de protection de l’enfance en raison des spécificités locales, d’autre part un processus d’homogénéisation se met progressivement en place par le biais de méthodes de travail et de formations communes développées dans les écoles de travail social. Le canton de Neuchâtel, doté d’une structure centralisée de protection de l’enfance, permet d’observer la manière dont les assistant·es sociaux·ales s’approprient au quotidien ces méthodes et comment ils et elles les utilisent pour interagir avec leur public. Considérant ainsi que les assistant·es sociaux·ales deviennent des acteurs et actrices centraux de l’action socio-éducative menée en Suisse romande entre 1950 et 1980, cette contribution interroge la tension entre contrôle social et pouvoir d’appréciation qu’ils et elles peuvent exercer dans le cadre de leur mandat. À quelles contraintes sont-ils et elles confronté·es au quotidien? Comment satisfont-ils et elles les attentes de leur public?
Nous répondrons à ces questions en proposant une analyse des dos-
siers individuels de l’Office des mineurs conservés dans les archives cantonales neuchâteloises. L’ensemble des 7500 dossiers qui composent le fonds ont été conservés. Travailler avec ce matériel a nécessité une sélection rigoureuse et méthodique d’un nombre de dossiers qui soit à la fois représentatif de la situation du canton et raisonnable au niveau de la charge de travail. La structure de la source et le temps de dépouillement disponibles imposent parfois des coupes dans le temps, comme le soulignent Claire Lemercier et Claire Zalc (2008, p. 27). La matière a ainsi tout d’abord été réduite en sélectionnant deux districts (La Chaux-de-Fond et le Val-de-Travers) représentatifs des deux antennes de l’Office des mineurs. Suite à cette première sélection, la matière a été réduite une deuxième fois en écartant les dossiers relatifs à des surveillances éducatives, des enquêtes ou des adoptions, pour ne garder que les 149 dossiers concernant un placement. Parmi ces derniers, une sélection de 40 dossiers a été retenue de sorte à ce qu’ils se répartissent équitablement sur les années 1950 à 1980.

Du contrôle social au pouvoir d’appréciation des assistant·es sociaux·ales: jalons théoriques

Les travaux qui s’intéressent à la pratique professionnelle des acteurs et actrices de l’action sociale oscillent entre deux courants théoriques principaux, à savoir

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une approche par le contrôle social (notamment Verdès-Leroux, 1978) et l’autre par le champ des Implementation Studies5 qui s’intéressent à la mise en œuvre des politiques publiques (Dubois, 2016).
Dès les années 1970, à la suite des travaux de Michel Foucault, les recherches historiques sur les dispositifs d’assistance sociale et éducative ont privilégié une approche basée sur le concept de contrôle social. Dans son ouvrage paru en 1977, Jacques Donzelot s’intéresse au développement des institutions de protection de l’enfance en France au tournant du XXe siècle. L’auteur analyse ces dernières comme des outils de contrôle social, mis en place dans le but de gouverner les familles populaires et de leur inculquer des normes éducatives bourgeoises; le placement et la mise sous tutelle des enfants des familles estimées défaillantes agissant alors comme sanction à leur égard (Donzelot, 1977). Dans une telle perspective d’analyse, les travailleurs et travailleuses sociaux·ales se retrouvent dans une position de «fonctionnaires soumis», comme l’écrit Jaeger (2012) au pouvoir de l’État. Poursuivant: «la notion de contrôle social a fini par se retourner contre les travailleurs sociaux en les renvoyant à leur impuissance, quand ils ne se sont pas renvoyés à eux-mêmes l’image négative d’une ‹complicité objective› avec le pouvoir politique et économique» (Jaeger, 2012).
De nouvelles thématiques ont ensuite émergé. La focale des travaux historiques s’est déplacée sur l’agency des personnes ciblées par l’action des services sociaux et notamment les appareils de protection de l’enfance. Des études analysant d’une part des dossiers individuels et recourant d’autre part à l’histoire orale se sont développées. Elles permettent de saisir les pratiques et les actions des acteurs et actrices, en donnant un contrepoids aux discours institutionnels et en nuançant l’idée d’un contrôle social oppressant les familles (Droux & Praz, 2021). La Commission Indépendante d’experts «Internements administratifs» (CIE, 2019) ainsi que de nombreux projets du PNR766 ont ainsi placé au centre de leur analyse la perspective des personnes concernées par l’internement administratif et/ou le placement extra-familial Cette perspective micro-historique permet d’analyser «l’expérience des individus, l’impact des processus historiques sur leur vie quotidienne et la manière dont ils/elles composaient avec les multiples contraintes de leur environnement afin d’assurer leur bien-être et celui de leurs proches» (Odier et Praz, 2019, p. 11).
La démarche esquissée par Lipski dans sa théorie de la Street level bureaucracy (Lipski, 1980) permet quant à elle de s’intéresser aux agents de terrain – policiers et policières, enseignant·es, gardien·nes de prisons, juges, travailleurs et travailleuses sociales – chargés d’appliquer une politique publique dans leur travail quotidien (Giladi, 2021). Ces agents de terrain possèdent deux caractéristiques majeures: ils et elles sont en interaction directe avec les usagers

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et usagères du service qui les emploie, et disposent d’un pouvoir d’appréciation «ainsi que d’une relative autonomie par rapport à leur organisation» (Buffat, 2009). Ce pouvoir d’appréciation leur permet de trouver des compromis entre les buts affichés de la politique qu’ils et elles sont chargés de mettre en œuvre et les besoins et souhaits des usagers et usagères. Ils et elles expérimentent donc des «conflits de rôles» en raison de leur position paradoxale: travaillant directement auprès des bénéficiaires pour répondre à leurs besoins et parfois leur allouer des ressources, ils et elles sont également chargé·es d’assurer une certaine fonction de contrôle social sur les personnes ciblées par les services qui les emploient (Chatelain-Ponroy et al., 2021). Ils et elles ont ainsi de larges effets sur le parcours de vie des bénéficiaires dont ils et elles sont chargés (Dussuet et al., 2022).
Plusieurs recherches ont déjà participé à démontrer comment la pratique professionnelle des travailleurs et travailleuses sociaux·ales oscillent entre contrôle social et gestion de l’interaction directe avec les usagers et usagères (Mascia & Costa Santos, 2021). Notamment, dans un article interrogeant la tension entre protection de l’enfance et préservation de la famille dans la France de l’entre-deux-guerres, Lola Zappi traite du rôle particulier des assistant·es sociaux·ales dans le domaine de la protection de l’enfance (Zappi, 2022). En Suisse également, certains travaux se sont intéressés à l’action concrète des professionnel·les, notamment à travers la professionnalisation du travail social (Matter, 2012), mais également en analysant le travail quotidien des éducateurs et éducatrices employé·es au sein des établissements de placement (Bossert & Czàka, 2018).
Cette contribution vise à prolonger cette démarche, en centrant l’observation non pas uniquement sur les structures des services de protection de l’enfance ou sur le public de ces dernières, mais sur des acteurs et actrices dont le travail quotidien est central dans l’action sociale. Nous questionnerons d’abord le rôle d’agent de terrain occupé par les assistant·es sociaux·ales et verront comme s’articule leur position intermédiaire entre les autorités de protection de l’enfance et les personnes concernées par un placement extra-familial. Leur position ambivalente entre imposition d’un contrôle social et exercice de leur pouvoir d’appréciation sera ensuite questionné par le biais du rapport qu’ils et elles entretiennent dans leur collaboration avec les familles. Les changements historiques intervenus dans ce domaine seront également mis en évidence afin d’apporter quelques hypothèses sur les évolutions observées.

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L’assistant·e social·e, agent de terrain à l’Office des mineurs

Suite à l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal unifié en 1942, chaque canton est chargé de mettre en place les institutions nécessaires pour traiter les enfants et adolescent·es considéré·es comme dangereux·euses, en danger ou abandonné·es (Code pénal suisse du 21 décembre 1937, art. 369). En Suisse romande, cette nouvelle injonction se traduit par l’ouverture des Offices des mineurs. Contrairement à d’autres cantons qui misent encore sur d’anciennes pratiques de placement (comme Fribourg par exemple où l’Œuvre séraphique de charité orchestre de nombreux placements), Neuchâtel est très tôt favorable à la professionnalisation de ses services d’aide et d’assistance (Tabin et al., 2008). Cette structure politico-économique locale a préparé le terrain pour l’ouverture d’un Office cantonal des mineurs qui centralise la protection de l’enfance et de la jeunesse dès 1945. Ce service est chargé de dépister les cas où les parents ne remplissent pas leurs devoirs d’entretien et d’éducation des enfants, ainsi que de saisir les autorités tutélaires lorsqu’une intervention en vue de mesures protectrices de l’enfance est estimée nécessaire. L’Office des mineurs est ainsi chargé de procéder aux enquêtes ordonnées par les autorités tutélaires et d’exécuter les décisions de celles-ci en matière civile et pénale. Il collabore avec l’ensemble des autorités, écoles, institutions et personnes qui s’occupent des mineur·es dans l’optique de coordonner et d’encourager leurs efforts, d’examiner les cas soumis et de proposer des mesures à prendre et à appliquer. Une tâche d’aide et de conseil lui est également assignée, le service étant chargé de recevoir et de renseigner les parents en difficulté, ainsi que les mineur·es qui désireraient d’euxmêmes recourir à ses services (AEN, Loi concernant l’institution d’un Office cantonal des mineurs et des tutelles, du 18 octobre 1971).
Au contraire d’autres cantons suisses – notamment Vaud ou Bâle-Ville –
qui emploient de nombreux bénévoles (Droux & Praz, 2021), Neuchâtel est doté d’un appareil étatique de protection de l’enfance centré sur la professionnalisation du personnel d’encadrement, qui contribue à la renommée du système neuchâtelois à cette époque (L’Express, 1977). La question de la charge de travail des assistant·es sociaux·ales est souvent débattue dès les années 1950 dans l’ensemble de la Suisse romande (Keller & Tabin, 2002). Le canton de Neuchâtel y étant sensible, il engage régulièrement de nouveaux assistant·es sociaux·ales pour pallier l’augmentation de la charge de travail à l’Office des mineurs: sept collaborateurs et collaboratrices sont employé·es en 1956, chiffre qui augmente à 23 en 1968 puis à 30 en 1971 (AEN, Rapports du Conseil d’État). Malgré cet effort, le nombre moyen de mandat par assistant·es sociaux·ales oscille entre 90 et 254 suivant l’année considérée (AEN, Rapports annuels de l’Office cantonal des mineurs, 1950 à 1980).

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Pour exercer leur mandat, les assistant·es sociaux·ales ouvrent des dossiers avec l’objectif d’établir un ensemble de connaissances sur la personne, un «savoir biographique» (Béliard & Biland, 2008). Ce savoir est une composante importante des relations de pouvoir qui lient l’enfant, la famille, et les administrations qui gèrent les dossiers. La personne observée est catégorisée, une place précise lui est assignée dans l’espace social, ce qui justifie ensuite les décisions prises à son égard. Le dossier a une valeur de «vérité» et son contenu légitime le processus décisionnel engagé, le rendant ainsi plus acceptable puisque tout se passe selon la procédure (Bühler et al., 2019). D’après Walter Leimgruber, ce savoir-pouvoir doit être questionné du point de vue des mécanismes de domination et du «voir sans être vu» proposé dans la structure panoptique de Foucault: «l’asymétrie du regard dans les prisons correspond à l’asymétrie du savoir dans le cas du dossier» (Leimgruber, 2008, p. 22).
Ces dossiers consignent rapports d’enquête, décisions judiciaires, rapports d’expert·es émanant de Services médico-pédagogiques ou de cliniques psychiatriques, lettres reçues et envoyées par les établissements de placement et par les parents ainsi que le journal de l’assistant·e social·e. Ce journal contient, outre le résumé de rendez-vous téléphoniques ou d’entretiens effectués avec divers·es intervenant·es, de nombreuses remarques subjectives et personnelles écrites par les assistant·es sociaux·ales. Le journal n’est pas destiné à être lu – ni par les personnes concernées, ni par des collègues ou des juges –, mais constitue le lieu où se forge l’opinion de l’assistant·e social·e, lui permettant de garder consignées ses impressions favorables ou défavorables à l’égard de la situation sociale dont il est chargé.
L’ensemble des pièces contenues dans le dossier sont utiles aux assistant·es sociaux·ales pour émettre des «rapports de situation» envoyés aux juges des autorités tutélaires, à l’exemple de celui-ci: «Le placement familial ayant échoué, il nous paraît logique de placer l’enfant à l’Orphelinat de Courtelary où sont déjà ses frères et sœurs» (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°3168). Ils et elles y fournissent leurs recommandations quant à la solution à apporter aux dysfonctionnements observés dans les familles, notamment des retraits de garde et/ou des placements (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°8231).
Conscient·es de l’importance de leur rôle d’intermédiaire entre autorités et personnes ciblées par l’intervention des services de protection de l’enfance, les assistant·es sociaux·ales utilisent un certain style d’écriture qui vient renforcer leur position et comporte l’objectif de convaincre le juge du bien-fondé des mesures envisagées, à l’image du rapport envoyé en 1961 relatif à la situation de la famille Landry*: «En résumé, nous constatons que même si Madame Landry* a donné à ses enfants ce dont ils avaient besoin sur le plan matériel,

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elle s’est bien souvent sur le plan moral, montrée inconséquente et peu scrupuleuse. Nous ne pensons pas qu’elle ait des qualités d’éducatrice suffisantes pour exercer sans restriction la puissance paternelle sur ses enfants» (AEN, Fond de l’OCM, dossier n°8025/27). Comme le souligne Patrick Rousseau, «les énoncés sont formulés avec tant de prudence et de précautions que les informations fournies sont créditées de la plus grande attention et la valeur de vérité du discours s’en trouve d’autant plus authentifiée» (Rousseau, 2013, p. 133).
Les «rapports de situation» jouent un rôle crucial dans le parcours de
vie des enfants et adolescents·es placés, et démontrent le pouvoir d’appréciation de l’assistant·e social·e. En effet, ces rapports pèsent fortement dans les décisions des juges: «sans prétendre que le juge reprend à son compte les conclusions, les informations transmises par les travailleurs sociaux contribuent, participent, induisent, orientent, voire déterminent en grande partie la nature de ses décisions» (Bouquet, 2009, p. 87). Si les juges prennent les décisions formelles rédigées selon les codes juridiques conventionnels, les décisions informelles sont quant à elle prises en amont par les travailleurs et travailleuses sociaux·ales, révélant ainsi l’ampleur de leur pouvoir d’appréciation. Dans le cas de Sylvain* notamment, l’enfant est placé dans une famille d’accueil sur décision de l’Office des mineurs alors qu’un mandat officiel de surveillance ne lui est confié que plusieurs mois plus tard, lorsqu’un juge ratifie ce placement (AEN, Fond de l’OCM, dossier n°8124). En outre, dans mon échantillon de dossiers, les juges des autorités tutélaires neuchâteloises suivent toujours les recommandations fournies par les assistant·es sociaux·ales; aucune divergence entre juge et collaborateur·trices de l’Office des mineurs n’a pu être repérée. À titre de comparaison, dans le canton de Fribourg également, l’influence des assistant·es sociaux·ales s’étend jusque dans les tribunaux pour mineur·es. Dans une affaire jugée en 1971, le juge de la Chambre pénale des mineurs fribourgeoise rappelle ainsi que «nous nous efforçons toujours, lorsque cela est possible, de réaliser les propositions de vos assistants sociaux» (AEF, Fond de l’OCM, dossier n°A/83/106).

Le pouvoir d’appréciation: un outil pour mieux exercer le contrôle social sur les familles?

Grâce aux dossiers, il est possible d’observer comment le pouvoir d’appréciation des assistant·es sociaux·ales de l’Office des mineurs s’exerce au quotidien dans leur collaboration avec les familles. Entre 1950 et 1980, on peut remarquer une évolution dans l’exercice de ce pouvoir.
Au début de son fonctionnement, l’Office des mineurs exerce encore
un fort contrôle social et cherche à imposer certaines normes et valeurs à son public par le recours à des moyens coercitifs. Dans une lettre adressée à l’Autorité

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tutélaire de la Chaux-de-Fonds en 1955, l’assistante sociale chargée du suivi de Léa*7 lors de la séparation de ses parents détaille la relation qu’elle entretient avec la mère de l’enfant:

En résumé, j’estime que, si Léa* n’a pas manqué de nourriture et d’habits, son éducation et son développement moral sont de plus en plus compromis par les circonstances du milieu familial et par l’attitude inquiétante des parents. [La mère], qui ne considère que la question matérielle, n’est pas consciente des dangers que court son enfant et s’imagine que la tutrice cherche à lui nuire. Elle se met dans un état de révolte et de haine qui empêche toute collaboration et toute discussion, alors que j’aurais précisément voulu l’amener à mettre elle-même sa petite en lieu sûr jusqu’au moment où les causes du conflit dans son ménage seraient éliminées. […] Dans votre décision du 1er février 1952, vous m’avez donné la possibilité de placer ma pupille hors du milieu familial si les circonstances l’exigeaient. Je vous serais reconnaissante de bien vouloir rappeler cela à [la mère] qui paraît ignorer les droits et devoirs d’une tutrice. (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°2857)

Dans ce cas, l’assistante sociale demande au juge une confirmation de son pouvoir d’appréciation, ainsi qu’un rappel à l’ordre formulé à l’encontre de la mère de Léa*. En qualité de tutrice et sur décision du juge, elle est habilitée à user d’une certaine marge de manœuvre et d’agir en fonction des circonstances: c’est elle qui détermine dans quelles circonstances sa pupille peut ou non rester auprès de sa mère. Dans ce cas, le recours à l’autorité supérieure est utilisé par l’assistante sociale pour asseoir sa position d’autorité, et se justifie selon elle par le manque de «collaboration» de la part de la famille. Si le terme de «collaboration» est généralement compris dans le sens d’un travail en commun, – une «participation à une œuvre commune» (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales) –, il prend un sens totalement différent lorsqu’il est utilisé par les travailleurs et travailleuses sociaux·ales dans les années 1950: la famille «collaborante» est celle qui accepte les mesures prises par les autorités, tandis que les résistances émises par certains parents sont comprises comme des obstacles au travail de rééducation des enfants. La protection de l’enfance se conçoit donc verticalement, et les familles n’ont pas d’autre choix que de se conformer aux décisions prises. Les autorités pensent qu’il existe encore «des parents vraiment indignes, dont l’influence est activement mauvaise et compromet gravement le développement de l’enfant» (L’Information au service du travail social (ISTS), 1953). Jusqu’au milieu du XXe siècle, les services de protection de l’enfance considéraient en effet les parents comme un «mal inévitable», et seul l’isolement des enfants par rapport à leur milieu d’origine aurait

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permis leur rééducation. Dans les années 1950 et 1960, les refus et les révoltes des parents face à certaines décisions sont sanctionnés par un recours au droit, à l’autorité judiciaire, et même aux forces de l’ordre, comme le montre la suite du dossier de Léa*:

L’Autorité Tutélaire de La Chaux-de-Fonds est compétente et a ordonné le placement de cette petite [Léa*] au Foyer Caritas. Malheureusement, [la mère] fait opposition et a refusé, jusqu’à ce jour, de conduire sa fille comme nous le lui demandions. Dans ces conditions, la tutrice se voit dans l’obligation de recourir à la force publique et nous vous prions de bien vouloir vous charger du transfert. (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°2857)

Si le recours effectif à la police pour aller chercher un·e enfant est plutôt rare, la menace est quant à elle fréquente dans les lettres envoyées par les assistant·es sociaux·ales aux parents récalcitrants. Ce recours aux moyens de coercition utilisé dans les années 1950 démontre que l’Office des mineurs est à cette époque encore largement ancré dans une logique de contrôle social.
À partir du milieu des années 1960, les dossiers de l’Office des mineurs permettent de mettre en évidence une évolution dans le rapport à la famille et une diminution des injonctions moralisantes au profit d’une diversification des moyens de prise en charge employés. Les assistant·es sociaux·ales travaillent davantage avec que contre leur public. La volonté des parents apparaît désormais comme un élément à prendre en compte dans les prises de décision. Les assistant·es sociaux·ales exercent leur pouvoir d’appréciation dans leurs rencontres avec les familles et cherchent plutôt des solutions satisfaisants les parents que l’imposition de mesures:

D’entente avec la mère, les enfants ont été conduits au Foyer des Billodes; ils n’ont pas eu le temps de s’adapter à ce nouveau milieu car leur mère les a repris auprès d’elle. [La mère] se montrant collaborante, nous n’avons pas préavisé pour l’institution d’une mesure tutélaire et avons dû nous incliner devant sa décision. (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°8025/27)

Comme dans cet exemple, les assistant·es sociaux·ales exercent leur pouvoir d’appréciation en recourant à une estimation personnelle de la situation familiale et en utilisant leur position d’intermédiaires pour prendre des mesures qui ne sont pas dictées par une autorité judiciaire.
Quelques indicateurs tels que celui-ci nous révèlent que les parents deviennent des partenaires de l’action éducative. Désormais, leurs points de

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vue et décisions sont mieux respectées, à la condition cependant qu’ils soient considérés comme «collaborants». Ils sont par exemple invités lors des «colloques de synthèse» (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°7305), qui se tiennent dans certains établissements de placement. Ces réunions regroupent l’ensemble des intervenant·es sociaux·ales chargé·es du suivi des mesures, et parfois également l’enfant ou l’adolescent·e concerné·e. Une collaboration plus horizontale avec les familles se met ainsi en place, le suivi s’organisant non plus autour de l’enfant uniquement, mais tenant compte de l’ensemble de son entourage:

Lors d’un deuxième entretien avec toute la famille, il apparaît que Laura* fait ce qu’elle veut et par la même, met la famille en crise. La mère a une forte composante dépressive, ce qui l’a amenée à faire un tentamen en 1983. (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°OCM83137)

Dans l’optique d’une prise en charge «systémique», l’Office des mineurs se charge de recommander certains parents à d’autres professionnel·les lorsque des maladies, telles que la dépression comme ici, surviennent. La «collaboration» des usagers et usagères est alors déterminante dans ce processus, ce terme ne prenant cependant tout son sens qu’à partir du milieu des années 1960.
Comment expliquer ces changements dans le rapport aux familles
et cette modification du pouvoir d’intervention des assistant·es sociaux·ales? Trois séries d’hypothèses permettent d’éclairer cette situation: une transformation des modèles familiaux (notamment la hausse des divorce) qui inquiète les expert·es, l’évolution des méthodes du travail social (du case work aux approches systémiques), et celle de l’émergence d’une nouvelle génération d’assistant·es sociaux·ales.

Des transformations historiques génératrices de tensions

Les transformations de la famille qui ont lieu entre 1950 et 1980 (Kellerhals & Widmer, 2007) génèrent de nouvelles craintes chez certains expert·es : augmentation de la délinquance, fréquence des divorces et risques de dérives morale de la famille inquiètent. Comme le souligne en 1963 le Dr. Bergier, Chef du Service cantonal de l’enfance du canton de Vaud, les milieux de la protection de l’enfance s’inquiètent de l’impact de ces transformations sur l’avenir du travail social: «si nous ne voulons pas être gagnés de vitesse et complètement submergés par l’augmentation des inadaptés que la vie moderne semble produire en toujours plus grand nombre, il est urgent de prévoir une nouvelle organisation et de prendre les mesures qui s’imposent» (ISTS, 1963). En réaction, Maurice Veillard propose un changement du paradigme utilisé jusqu’alors en déclarant

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que les parents doivent désormais devenir des partenaires de l’action éducative (ISTS, 1963). Est alors formulée la volonté d’augmenter la collaboration entre familles et assistant·es sociaux·ales au sein des Offices des mineurs: «le développement des Offices des mineurs cantonaux est particulièrement souhaité et l’on demande que ces Offices exercent une action préventive et pas seulement curative, incluant les familles» (ISTS, 1969). Malgré tout, ces nouvelles injonctions à la collaboration «ne s’acclimatent sans doute pas aisément à la représentation déficitaire des familles qui avait présidé au placement», comme le souligne une étude historique genevoise (Droux, 2018, p. 144).
La demande pour davantage d’inclusion des parents provient parfois des familles elles-mêmes. Le père de Louis*, placé au Centre pédagogique de Malvilliers dans les années 1960, s’inquiète ainsi de ne pas avoir été prévenu du renvoi de son fils de l’école:

En prenant connaissance de votre lettre, je me suis demandé si nous étions tombés subitement sous le régime de Moscou. Comment cela se fait-il que dans un pays démocratique des décisions pareilles soient prises sans même qu’auparavant, les parents de l’intéressé en soient nantis? (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°8231)

Ainsi certaines familles, souvent encore détentrices de la puissance paternelle, demandent à être replacées au centre de l’action éducative en limitant le pouvoir d’intervention des assistant·es sociaux·ales. C’est le cas du père de Louis* au moment de cette correspondance: il se plaint véhémentement de la violation de ses droits parentaux et du manque de respect que l’Office des mineurs témoigne à son encontre.
Ces nouveaux discours d’experts et les demandes en provenance des parents incitent les assistant·es sociaux·ales à revoir leurs pratiques. En guise de préparation aux Journées d’études de l’Association romande des éducateurs de jeunes inadaptés (AREJI) qui se déroulent à Neuchâtel en 1971, un assistant social évoque son travail quotidien en insistant sur le rôle d’intermédiaire qu’il est amené à jouer entre autorités, établissements de placement et désormais également avec les familles qui doivent consentir aux mesures éducatives (ISTS, 1971).
Parallèlement, une évolution dans les méthodes de travail des assistant·es sociaux·ales leur permet de trouver des outils pour mettre en pratique ces nouvelles injonctions à la collaboration. La méthode du case work, théorisée par l’américaine Mary Richmond dans les années 1920, avait déjà pour ambition de permettre une meilleure collaboration avec les personnes ciblées par les services sociaux (Matter, 2012). Cette approche consiste à s’adapter

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à chaque «cas» en fonction de la situation familiale et de la personnalité des usagers et usagères: «il s’agit, grâce à une certaine qualité d’écoute, d’amener l’usager à comprendre ce que cachent des demandes bien concrètes, de l’amener à mieux cerner ses véritables besoins» (Blum, 2002, p. 91). Comme le souligne la directrice de l’École d’Études sociales de Genève en 1955, Marie-Louise Cornaz, cette approche nécessite la collaboration active des personnes ciblées, désormais considérées comme des membres à part entière de l’équipe éducative (ISTS, 1955). La méthode du case work se fait connaître en Suisse par différents canaux. Grâce à des programmes d’échange de l’ONU notamment, des travailleurs et travailleuses sociaux·ales suisses ont l’opportunité de participer à des séminaires de formation continue aux États-Unis, et à différentes conférences internationales de travail social lors desquelles ils et elles se familiarisent avec les méthodes d’intervention américaines (Matter, 2015). Les cours de case work prennent ainsi de l’importance et s’imposent progressivement dans les programmes de formation des assistants·es sociaux·ales dès la rentrée 19521953 (Cattin 2019). Cette uniformisation des méthodes du travail social permet l’ancrage dans les pratiques du principe de la collaboration avec les usagers et usagères et leurs familles. L’Office des mineurs de Neuchâtel intègre d’ailleurs ce procédé dès le début de son fonctionnement, comme l’atteste cette lettre envoyée par une assistante sociale au père de Laurent* en 1951: «Considérez l’Office des mineurs comme une instance qui collabore avec les parents dans l’éducation de leurs enfants, lorsque ceux-ci donnent quelques inquiétudes, comme c’est le cas pour votre Laurent*» (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°3674).
À partir des années 1970, un autre courant de pensée renforce la collaboration horizontale avec les familles. Aux États-Unis se développe «l’École de Palo Alto», née de la rencontre entre plusieurs personnalités issues de différentes disciplines qui contribuent à développer de nouvelles théories de la communication et des relations humaines regroupées «sous les termes d’approches systémique et interactionniste» (Marc & Picard, 2000). Ces approches, centrées non plus sur l’individu mais sur l’ensemble de son environnement, révolutionnent le travail social. En Suisse romande, la théorie des systèmes familiaux et les théories de la communication sont introduites à l’École d’Études sociales de Genève en 1976 (Cattin, 2019). Ces méthodes sont directement appliquées par les assistant·es sociaux·ales de l’Office des mineurs de Neuchâtel comme le montre cette citation: «D’un point de vue systémique, on peut relever que [les parents] ne se sont pas souciés de leurs propres parents et c’est le même reproche qu’ils adressent à Laura*» (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°83137). Les travailleurs et travailleuses sociaux·ales placent ainsi non seulement la jeune fille

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au centre de sa rééducation comme le suggère la méthode du case work, mais ils et elles vont encore plus loin en incluant dans l’analyse les parents et grands-parents, comme semblent le suggérer les méthodes systémiques. Leur pouvoir d’appréciation devient ainsi central avec l’arrivée de ces nouvelles méthodes de travail: intermédiaire entre familles, établissements de placement et autorités tutélaires, les assistant·es sociaux·ales sont chargé·es de juger de la situation familiale et de soumettre des recommandations sur la base de leurs observations directes auprès de leur public.
Si l’arrivée de ces approches novatrices permettent une meilleure collaboration avec les familles, celles-ci ne s’imposent pas sans difficultés. Malgré les évolutions théoriques et les demandes en provenance des familles, l’Office des mineurs est le théâtre d’un conflit autour de la notion de collaboration, peut-être révélateur de la présence simultanée de deux générations d’assistant·es sociaux·ales et/ou des deux manières d’appréhender le travail social: «les remises en cause les plus radicales sont aussi l’effet d’une querelle de générations, à un moment où le recrutement s’intensifie, se diversifie socialement et où la profession rajeunit considérablement» (Blum, 2002, p. 93). Du fait de la démocratisation des études et de la gratuité des écoles de travail social dès 1971, le profil des étudiant·es qui entament cette formation se modifie considérablement au niveau du sexe et de l’origine sociale, comme l’explique le directeur de l’Institut d’Études sociales de Genève, Monsieur De Saussure dans une interview donnée pour l’émission «Vie et métier» de la Radiotélévision suisse romande en 1971 (Radiotélévision suisse, 1971). Ce changement dans la sociologie des assistant·es sociaux·ales conduit certainement à des évolutions dans la manière qu’ils et elles ont d’exercer leur pouvoir d’appréciation auprès des familles: des professionnel·les davantage proches de leur public sont peut-être aussi davantage enclin·es à proposer une collaboration horizontale plutôt qu’à exercer le contrôle social imposé dans les décennies précédentes.
Ce conflit de génération est perceptible dans les dossiers de l’Office des mineurs. Certains assistant·es sociaux·ales continuent à concevoir la collaboration comme l’imposition d’une mesure verticale, comme le montre cette injonction reçue en 1979 par le père d’Élise*: «Il vous incombe de respecter ces décisions, d’y collaborer dans la mesure du possible, et il est de votre devoir essentiel de ne rien faire pour troubler l’équilibre de votre fillette» (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°14754). Lorsque ces travailleurs et travailleuses sociaux·ales sont confronté·es à la résistance des parents, leur réaction consiste à imposer des mesures par le biais du recours aux autorités judiciaires ou aux forces de l’ordre. Le placement est ainsi souvent la seule solution qu’ils et elles préconisent. Les

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professionnel·les estiment de la sorte placer l’intérêt de l’enfant au centre de leur intervention: ils et elles considèrent que sa protection est leur tâche principale, la collaboration avec les parents étant subsidiaire.
D’autres assistant·es sociaux·ales au contraire estiment ne pas pouvoir
travailler avec les familles «non collaborantes». Ils et elles centrent leur action sur une participation active de la famille, d’après les préceptes des méthodes d’intervention systémiques. Ces travailleurs et travailleuses sociaux·ales préfèrent mettre fin au suivi plutôt que d’imposer des mesures non désirées, à l’exemple de cette lettre adressée au juge de l’Autorité tutélaire de la Chaux-deFonds en 1979 à propos des difficultés relationnelles entre une assistante sociale et la famille Vigneau*:

Actuellement depuis son remariage, [la mère] estime être en mesure de faire face à ses obligations et ne tient pas compte des conseils et consignes. Au vu de la situation actuelle, nous serions tentés de proposer le classement du dossier cela d’autant plus que tous nos efforts sont restés vains et que Madame Vigneau* n’en fait qu’à sa tête et minimise tous les faits et gestes de ses enfants. (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°10256)

Le juge approuve la posture adoptée par l’assistante sociale, puisqu’il estime également qu’«une action éducative n’est utile que dans la mesure où la partie concernée l’accepte» (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°10256). L’Office des mineurs est alors délesté du mandat de surveillance concernant cette famille, laquelle est renvoyée auprès d’une aide bénévole qui pourra «éventuellement y faire œuvre utile» (AEN, Fonds de l’OCM, dossier n°10256). Ainsi, cette injonction à collaborer avec les parents peut se révéler un frein à la protection de l’enfance dans certaines situations: les familles qui refusent de travailler dans le sens des autorités sont exclues du système professionnel et renvoyées vers des aides bénévoles et une prise en charge privée. Dans le cas de la famille Vigneau*, l’intérêt des enfants est considéré comme subsidiaire à l’exigence de collaboration avec les parents.

Conclusion

Pivot entre autorités et familles, les assistant·es sociaux·ales méritent toute l’attention des historiennes et historiens. L’analyse des dossiers individuels de l’Office des mineurs du canton de Neuchâtel montre tout l’intérêt de rendre visible leur travail quotidien et ouvre la réflexion sur la manière dont ils et elles conçoivent l’exercice de leur pouvoir d’appréciation lors de leurs interactions avec les familles d’enfants placé·es. Plus largement, cette démarche de

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recherche permet de montrer comment les assistant·es sociaux·ales s’efforcent de faire évoluer leur pratique et de sauvegarder le sens de leur travail, alors qu’ils et elles sont situé·es au cœur des contradictions sociales et des tensions entre partenaires de l’action sociale. Toutefois, cette évolution s’inscrit davantage dans une continuité que dans une rupture: les injonctions à la «collaboration» peuvent être considérées comme de nouvelles formes de contrôle social qui pèsent sur les familles. Comme souligné notamment par Vincent Dubois (2021) ou dans l’ouvrage collectif dirigé par Romuald Bodin (2012), il est nécessaire de penser la complexité des différentes formes de domination pour mieux critiquer les mutations de l’État social.
Pour mieux appréhender ces transformations, il y aurait tout intérêt à davantage recueillir les témoignages d’anciens assistant·es sociaux·ales. Cette démarche a déjà été entreprise dans les années 1980 par Yvonne Kniebiehler, qui regroupe dans un ouvrage les témoignages de plusieurs assistantes sociales nées entre 1900 et 1920, pour mener une réflexion sur la professionnalisation du métier (Kniebiehler, 1980). Cette approche de l’histoire du travail social semble cependant avoir été reléguée au second plan dans les décennies suivantes. Au cours du sous-projet du PNR76 co-dirigé par Markus Furrer et Anne-Françoise Praz, une recherche exploratoire a été menée auprès de deux assistant·es sociaux·ales ayant travaillé dans les Offices des mineurs à Neuchâtel et Fribourg entre 1970 et 2000. Ces entretiens ont souligné la marge de manœuvre dont disposaient ces professionnel·les, ainsi que les libertés prises avec les directives officielles dans le but de «travailler plus efficacement tout en s’adaptant au terrain» (Praz & Müller, 2023). Cette focale aurait l’avantage d’enrichir l’historiographie du travail social du côté de l’histoire orale, tout en permettant une réflexion sur les pratiques actuelles. Car le travail social, hier comme aujourd’hui, reste confronté à des problématiques similaires, des tensions récurrentes entre objectifs des autorités et besoins des personnes, et des contradictions entre idéal et réalité de la pratique professionnelle. La connaissance des stratégies inventées au quotidien par les acteurs et actrices du passé, leurs résultats et leurs échecs, suggère des pistes de réflexion pour inventer le travail social de demain.

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«Une retraite largement méritée après 43 années au service de l’État», in L’Express, mercredi 21 décembre 1977.

Notes biographiques

Aurore Müller, Université de Lausanne, aurore.muller@unil.ch

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