Antonin Zurbuchen, Morgane Kuehni, Natalie Benelli, Spartaco Greppi et Peter Streckeisen
Résumé
Notre article vise à analyser l’hétérogénéité des métiers de l’accompagnement sur le marché complémentaire en Suisse. À partir d’une enquête qualitative réalisée dans neuf dispositifs d’insertion destinés à des publics variés, nous mettrons en lumière une ligne de tension particulièrement marquée entre les professionnel·les pour qui le statut administratif, le parcours et l’histoire de vie des personnes constituent la base du travail d’accompagnement à l’insertion professionnelle (les « expert·e·s » du travail sur autrui [Lima, 2013]) et les professionel·le·s issu·e·s de différents métiers qui basent leur intervention sur l’activité de travail réalisée dans ces dispositifs (cuisine, menuiserie, tri de déchets, confection de glaces, etc.)
Mots-clés : insertion professionnelle, marché complémentaire suisse, accompagnement, sociologie du travail
Professional support figures. Sociological analysis of the support work for workers in the complementary market in Switzerland
Summary
Our article analyses the heterogeneity of support professions in the Swiss complementary market. On the basis of a qualitative study carried out in nine services for a variety of clients (unemployed people, people on disability insurance, people on social assistance, people sentenced to community service), we highlight two different ways of “working with” the accompanied person. On the one hand, there are professionals for whom the administrative status, the pathway and the life history of the persons supported constitute the basis of the accompaniment and the professionals who base their intervention on the work activity carried out in these services.
Keywords: labour market integration, Swiss secondary market, accompaniment, sociology of work
1 Introduction
Dans cet article, nous nous intéressons aux professionnel·le·s qui accompagnent les travailleurs et travailleuses du marché complémentaire en Suisse1. Le marché complémentaire est un marché de services répondant à une demande étatique de places de travail pour des personnes à statuts administratifs spécifiques : les chômeurs et chômeuses dans le cadre de l’assurance-chômage (Laci), les personnes atteintes dans leur santé au sens de l’assurance-invalidité (LAI), les personnes bénéficiant d’une rente au sens de la LAI relevant de l’aide aux personnes en situation de handicap (LIPPI), les civilistes, les personnes à l’aide sociale (assistance publique), les condamné·e·s exécutant une peine sous forme de travail d’intérêt général et les personnes du domaine de l’asile détentrices d’un permis de séjour N et F relevant de la loi sur l’asile (LAsi) et de la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration (LEI)2. Les travailleurs et travailleuses du marché complémentaire occupent des places de travail à des conditions définies et encadrées par l’État : elles et ils ont des conditions d’emploi variables selon leurs statuts administratifs, mais se distinguent des salarié·e·s classiques en matière de rémunération et de protection sociale notamment (Benelli et al., 2019 ; Haunreiter et al., 2019). Plusieurs types de prestataires fournissent des places de travail à ces personnes : des fondations et associations spécialisées dans la réinsertion professionnelle, des entreprises sociales, des ateliers protégés, mais aussi des entreprises privées et l’administration publique.
Selon nos estimations, en 2017, 130 000 personnes étaient actives sur
le marché complémentaire (Zurbuchen et al., 2020). Ce marché s’est fortement développé suite à l’introduction des politiques d’activation au milieu des années 1990 qui ont défini le retour à l’emploi comme un objectif prioritaire dans plusieurs domaines de la protection sociale (Cattacin et al., 2002 ; Nadai et Canonica, 2012). Toutes les formes d’emploi du marché complémentaire ne visent cependant pas la réinsertion sur le marché du travail. Par exemple, le service civil, le travail d’intérêt général ou les ateliers protégés pour les rentières et rentiers de l’assurance invalidité n’ont pas de mandat de réinsertion professionnelle. Si le mandat fixé par les pouvoirs publics diffère selon les statuts administratifs et les formes d’emploi, l’ensemble des travailleurs et travailleuses du marché complémentaire sont accompagné·e·s au quotidien par des professionnel·le·s (exceptés les civilistes qui jouent parfois même le rôle d’accompagnants). Les accompagnant·e·s ont non seulement des missions variées (par exemple réinsérer les personnes sur le marché du travail, encadrer leurs activités, évaluer leur disponibilité à travailler, les former ou construire avec elles des projets individualisés, etc.), mais ils et elles ont également des titres et des fonctions diversifiés (encadrant·e·s, maître·sse·s socioprofessionnel·le·s, coaches en
insertion, etc.). Si l’accompagnement sur le marché complémentaire peut être défini comme espace structuré de positions professionnelles différenciées selon le profil des professionnel·le·s (les accompagnant·e·s), les publics (les personnes accompagnées), les pratiques et les logiques d’accompagnement (Balzani et al., 2008), notre objectif est de porter un regard transversal sur cette « nébuleuse » (Couronné et al., 2020). Au vu de son hétérogénéité, le marché complémentaire offre un angle d’analyse particulièrement riche pour ce type de questionnement. Dans cet article, nous mobilisons les outils de la sociologie du travail pour identifier différentes figures idéales-typiques d’accompagnant·e·s des travailleurs et travailleuses du marché complémentaire. Mobilisant les résultats d’une enquête qualitative, nous avons élaboré ces différentes figures en portant notre analyse sur le travail réalisé par les accompagnant·e·s. Nous avons pris en considération la description des activités de travail (ce que font les accompagnant·e·s et ce qu’elles et ils disent de ce qu’elles et ils font) et non leurs titres et fonctions. Cette proposition analytique est d’autant plus pertinente qu’aujourd’hui une même appellation ou une même fonction recouvre des réalités professionnelles différenciées selon les cantons et, au sein d’un même canton, entre les institutions3 (Da Rui et al., 2015).
Après avoir rapidement présenté les objectifs de la recherche et le matériau empirique récolté (section 1), nous décrivons de manière schématique les cinq figures idéales-typiques de l’accompagnement identifiées sur notre terrain d’enquête (section 2). Ce schéma permet d’une part d’avoir une vue d’ensemble des différent·e·s professionnel·le·s oeuvrant sur le marché complémentaire, mais permet également de systématiser certaines différences marquantes du travail d’accompagnement selon les tâches réalisées, les lieux d’exercice ou encore les modalités des relations entretenues entre les professionnel·le·s et les personnes accompagnées. Dans la troisième section, nous revenons sur une ligne de tension particulièrement marquée entre deux manières distinctes de « travailler avec » les personnes accompagnées : au sens propre (lorsque les accompagnant·e·s encadrent les activités des personnes accompagnées dans les espaces productifs et/ou les réalisent avec elles) et au sens figuré (lorsque les accompagnant·e·s co-construisent un projet professionnel avec les personnes accompagnées et leur apportent soutien et conseil dans les démarches de recherche d’emploi). Pour discuter cette ligne de tension, nous mobilisons les trois figures d’accompagnement les moins discutées dans la littérature, soit celles qui encadrent les activités des personnes à statut spécifique dans l’espace productif (section 3). En conclusion, nous revenons sur les relations de coopération et concurrence entre les différentes figures d’accompagnant·e·s portant l’attention sur le fait que la division du travail existe à un double niveau : entre les différentes institutions
actives sur le marché complémentaire selon les mandats attribués et les publics considérés, mais aussi au sein d’une même institution lorsque plusieurs figures d’accompagnant·e·s sont amené·e·s à collaborer (section 4).
2 Présentation de l’enquête et du matériel empirique
Notre recherche propose d’analyser le marché du travail complémentaire à l’échelle de trois cantons (Vaud, Tessin et Bâle-Ville) en mobilisant les outils théoriques de la sociologie du travail et des professions. Outre l’objectif de proposer une (nouvelle) définition du marché complémentaire, nous souhaitions questionner les différentes facettes des rapports de travail dans ce contexte particulier. Après avoir analysé les dimensions contractuelles d’emploi (revenus, protection sociale, liberté contractuelle) et à la structure du marché complémentaire dans les différents cantons investigués, nous nous sommes penché·e·s sur les conditions de travail et son organisation au quotidien dans différentes structures proposant des places de travail pour des personnes à statuts administratifs spécifiques. Basé sur une enquête qualitative, cet axe de la recherche propose plus particulièrement d’analyser les relations de travail entre les personnes à statuts administratifs et les personnes qui les accompagnent au quotidien. Pour saisir ces relations de travail, nous avons mené des observations et des entretiens auprès de neuf prestataires de services accueillant des travailleurs et travailleuses à statuts spécifiques sur mandat de l’État. Nous avons menés trois études de cas par canton. Les institutions ont été sélectionnées sur une base volontaire et nous avons prêté une attention particulière aux différents régimes administratifs considérés. Dans la majorité des études de cas, les institutions accueillent des travailleurs et travailleuses avec différents statuts (par exemple des personnes au chômage et des personnes à l’aide sociale, voir tableau 1). Dans la mesure du possible, nous avons varié le type d’activités proposées (restauration, logistique, agriculture, manutention, jardinage, vente,
administration, etc.) et la taille des institutions (dans les grandes institutions, il existe plusieurs secteurs d’activité). Si les institutions sont fortement différenciées, tous les prestataires font travailler, dans le sens de produire des biens et/ou des services dans une relation de subordination, les personnes à statuts administratifs spécifiques.
Le matériel d’enquête est composé de trente entretiens semi-directifs avec des responsables et des professionnel·le·s engagé·e·s par les prestataires de service (les accompagnant·e·s), ainsi que de trente-sept entretiens avec des travailleurs et travailleuses issues des différents régimes administratifs (les personnes accompagnées). Les entretiens ont été conduits sur la base d’un canevas différencié selon les positions occupées, mais identiques selon les cantons et les statuts administratifs considérés. Ils ont été enregistrés et retranscrits. Le matériel récolté a fait l’objet d’une analyse de contenu thématique (Paillé et Mucchielli, 2012). Les observations ont été réalisées sur une moyenne de six jours passés au sein des différentes structures sur une durée variant de deux à trois semaines. Elles ont été conduites par les signataires de l’article à partir d’une grille d’observation similaire dans les trois cantons. Dans cet article, nous nous intéressons spécifiquement aux figures professionnelles de l’accompagnement, c’est pourquoi nous mobilisons uniquement des verbatims des professionnel·le·s. Les observations et les entretiens réalisés avec les travailleurs et travailleuses nourrissent toutefois indirectement notre propos à ce sujet. Nous avons veillé à la pseudonymisation des institutions et des personnes citées et avons sollicité l’accord de publication pour l’institution pour laquelle cela était impossible.
3 Les cinq figures de l’accompagnement sur le marché complémentaire suisse
Les observations et entretiens menés dans les neuf structures nous ont permis d’identifier cinq figures d’accompagnant·e·s, reproduites dans le schéma 1. Ces figures sont construites comme des idéaux-types. La typologie amorce un raisonnement théorique et donne la clé de tensions ou d’oppositions qui structurent les différents types d’accompagnement réalisé sur le marché complémentaire. Elle suppose un certain degré d’abstraction et fonctionne comme un modèle qui n’est jamais totalement conforme à la réalité empirique, en ce sens elle ne possède pas de valeur normative ou prescriptive (Dubois, 2006). Avant de présenter ces figures, revenons sur les trois principes analytiques qui nous ont permis d’élaborer ce schéma.
Premièrement, tous les professionnel·le·s interviewé·e·s affirment que
les travailleurs et travailleuses à statuts administratifs spécifiques sont au centre de leur intervention. Dans ce sens, les professionnel·le·s adoptent un principe clé de l’accompagnement : l’individualité (Paul, 2002, 2003). Tel que défini dans le
champ du travail social, l’accompagnement promeut la dimension relationnelle dans laquelle les professionnel·le·s accompagnant·e·s « font avec » les personnes accompagnées et non à leur place (Paul, 2002 , 2012). Les professionnel·les visent une forme de « symétrisation » de la relation d’aide ou du moins la recherche d’un espace d’intercompréhension (Giuliani, 2005). Dans ce sens, accompagner suppose de renoncer à « assister » et de considérer les personnes accompagnées comme libres et capables de définir leur propre projet (Astier, 2009). C’est la raison pour laquelle, le travailleur ou la travailleuse du marché complémentaire est au centre du schéma, représenté·e sous forme de petit bonhomme marqué de la lettre T. Pour les cinq figures professionnelles identifiées sur notre terrain d’enquête nous avons attribué un nom générique (sous forme de bulles blanches dans le schéma).
Deuxièmement, nous avons opté pour une représentation graphique pour différencier les activités réalisées par les accompagnant·e·s. La séparation entre le blanc et le gris marque une différenciation des lieux d’exercice des accompagnant·e·s selon une distinction classique en sociologie du travail : lieux de production et bureau (Freyssenet, 2006 [1977]). Le blanc marque les activités de « bureau », caractérisées par une relation de service, réalisées en dehors des lieux de travail des travailleurs et travailleuses du marché complémentaire. Les coaches en insertion par exemple reçoivent les personnes accompagnées sur rendez-vous dans leur propre bureau pour faire des bilans, établir des projets individuels, proférer des conseils ou offrir un soutien à la recherche d’emploi. Le gris marque au contraire toutes les activités qui sont réalisées dans les institutions de travail, soit là où se fait la production.
Troisièmement, nous avons différencié les activités manuelles ou intellectuelles qui se font en contact direct des travailleurs et travailleuses à statuts administratifs spécifiques et celles qui se réalisent en dehors de leur présence. Si pour l’ensemble des accompagnant·e·s la dimension relationnelle de l’activité avec les personnes accompagnées existe (Demailly, 2008), elle ne re pré sen te toutefois pas le même volume des tâches selon les figures identifiées. Dans le schéma, l’usage du pointillé symbolise les activités qui sont effectuées en dehors de leur présence : dans la partie blanche, nous avons mis les symboles des cantons pour rendre compte des tâches que les accompagnant·e·s font en lien avec les instances étatiques (bilans, rapports, comptes-rendus, etc.) et, dans la partie grise, nous avons mis le symbole d’une usine pour rendre compte des tâches liées à la production, notamment les plannings, les commandes, les relations avec les client·e·s, etc.
Chacune des cinq figures professionnelles identifiées sur notre terrain d’enquête est positionnée différemment sur le schéma de manière à rendre
compte des différents types d’activité effectués (blanc/gris ; plein/pointillé). Les coaches en insertion par exemple (rectangle en haut à droite) ne sont jamais présent·e·s sur les lieux de production, ils et elles font une partie du travail en contact direct des personnes à statuts administratifs spécifiques (établir des projets personnels, conduire des entretiens tripartites, par exemple) et une partie de leur activité en dehors de leur présence, notamment les bilans, évaluations ou aux compte-rendu rédigés à destination des instances étatiques ou d’autres professionnel·le·s en dehors de leur présence (la partie en pointillé). Les accompagnant·e·s socioprofessionnel·le·s (sablier au centre du schéma) n’ont pas d’activité en dehors de la présence des travailleurs et travailleuses. Les encadrant·e·s (rectangle en bas à gauche) travaillent exclusivement dans l’espace de production, parfois avec et parfois sans les personnes accompagnées. Notons que dans toutes les institutions enquêtées, plusieurs figures professionnelles travaillent de concert.
Ce schéma nous permet de décrire les cinq figures de l’accompagnement sur le marché complémentaire en insistant sur certaines particularités de leurs activités qui permettent de les différencier :
› Les coaches en insertion font majoritairement du travail de bureau. Une partie de leur activité est réalisée en interaction directe avec les
personnes accompagnées (entretiens), une autre partie est effectuée sans les personnes accompagnées et relève du travail administratif réalisé pour les instances étatiques qui financent la prise en charge des personnes accompagnées. Les coaches sont actifs et actives dans une majorité des institutions du marché complémentaire qui ont un mandat d’insertion professionnelle. Leur dénomination varie selon les institutions : « conseiller et conseillère en insertion », «Förderperson», “coach” et « consulente ».
› Les accompagnant·e·s socioprofessionnel·le·s réalisent toutes leurs activités au contact direct des personnes accompagnées. Elles et ils travaillent dans les institutions avec mandat d’insertion et sont chargé·e·s de la mise en œuvre d’un projet individualisé. Les accompagnant·e·s socioprofessionnel·le·s se rendent parfois sur les lieux de production, par exemple pour vérifier que les objectifs ont été atteints ou les ajuster au besoin. Elles et ils ne s’occupent pas des aspects de gestion de la production, ni du lien avec les instances étatiques. Ils et elles sont nommées «Dezentrale Arbeitsagog*in» sur nos terrains d’enquête.
› Les accompagnant·e·s au travail sont majoritairement actifs et actives sur les lieux de travail, elles et ils gèrent le bon déroulement des activités avec et sans les travailleurs et travailleuses à statuts spécifiques. Elles et ils interviennent également dans la mise en œuvre des projets individuels des personnes accompagnées. Elles et ils travaillent dans des institutions avec et sans mandat d’insertion et n’ont pas de lien avec les instances étatiques. Sur nos terrains, ils et elles se font appeler « maître et maîtresse socioprofessionnel·le », «Praxisanleiter», «Arbeits agoge», «Werkstattleiter», «educatore» et «datore di lavoro».
› Les encadrant·e·s n’œuvrent que du côté de la production. Elles et ils travaillent quotidiennement avec les personnes à statuts spécifiques et ont pour mandat d’assurer la gestion de l’appareil de production. Elles et ils travaillent dans des institutions avec et sans mandat d’insertion. Leurs noms de fonction varient également : « encadrant », «Pra xis anleiter», «Leiter», «Verantwortlicher» et «Betreuerin».
› Les responsables des structures ont essentiellement des activités de gestion de l’institution, mais elles et ils peuvent être amené·e·s à faire des suivis individuels, sans lien avec les instances étatiques (essentiellement dans une dimension de gestion des ressources humaines). Celles et ceux rencontré·e·s sur nos terrains se font appeler «Produktionsleiter» et « coordinatore ».
Ce schéma est original car il met en relation différentes figures professionnelles qui ont jusqu’alors été analysées dans des corpus de littérature différenciés. En Suisse, un corpus de littérature a été produit en lien avec les cursus de formation des métiers du social et s’intéresse spécifiquement aux accompagnant·e·s au travail (seul rectangle incluant trois types de tâches). Les auteur·e·s abordent la question du double mandat : accompagnement social et production économique et le défi consistant à concilier les deux dans la pratique professionnelle (Da Rui et al., 2015). Un autre corpus de littérature s’intéresse plus spécifiquement aux métiers de l’accompagnement qui ont émergé suite aux transformations des politiques sociales en lien avec la focalisation de l’action publique sur l’individu et sa singularité (Cantelli et Genard, 2007). Plusieurs auteur·e·s se sont intéressé·e·s aux nouveaux métiers tels que les conseillères et conseillers en insertion, les coaches, etc. dont l’activité est fortement déterminée par les pouvoirs publics (Demazière, 2013 ; Pinho, 2020 ; Schmerber, 2020). Les travaux mettent en exergue les particularités de cette relation triangulaire entre les travailleurs et les travailleuses, les accompagnant·e·s et les représentant·e·s étatiques (Kuehni, 2009), mais aussi les logiques d’individualisation au travers du contrat et du projet (Vrancken, 2010) ou les injonctions à l’autonomisation (Astier, 2009) ou encore le passage du travail « sur » autrui au travail « avec » autrui (Paul, 2012).
4 Le double sens du « travail avec » les personnes accompagnées : analyse de trois figures professionnelles actives dans la production
Notre analyse permet d’identifier une ligne de tension particulièrement marquée entre deux manières distinctes de « travailler avec » les personnes accompagnées au sens figuré (lorsque les accompagnant·e·s co-construisent un projet professionnel avec les personnes accompagnées et leur apportent soutien et conseil dans les démarches de recherche d’emploi) et au sens propre (lorsque les professionel·le·s travaillent avec les personnes accompagnées dans les espaces de production). La littérature concernant les « expert·e·s du travail sur autrui » (Lima, 2013), soit les professionnel·le·s qui élaborent des projets avec les travailleurs et travailleuses du marché complémentaire, est aujourd’hui considérable (Couronné et al., 2020 ; Fretel, 2013). Ces professionel·le·s font de l’accompagnement au sens classique du terme, dans la mesure où il fondent leur intervention sur le parcours et l’histoire de vie des personnes accompagnées pour mettre en œuvre des projets individualisés (Paul, 2003, 2012). Les conseillères et conseillers en insertion et les coaches sont sans aucun doute les figures professionnelles les plus documentées sur le « travail avec » au sens figuré. Le coaching peut se définir comme une forme de consultation et/ou de
conseil se rapportant au processus de performance et d’action visant l’autonomisation des personnes (Wegener et al., 2018). En Suisse, les pratiques de coaching se sont développées dans les années 1990 en lien avec les pratiques d’activation et portent principalement sur l’évaluation de la capacité de travail et de l’employabilité, ainsi que sur un soutien dans la (ré)intégration sur le marché primaire (Bestgen et al., 2021, p. 13–14). Contrairement aux autres figures professionnelles identifiées dans cet article, les coaches sont toutefois rarement présent·e·s sur les lieux de production et ne travaillent jamais avec les personnes accompagnées au sens propre, nous les avons donc pas directement rencontré·e·s sur nos terrains d’enquête.
Dans cette partie, nous concentrons notre attention sur les trois figures professionnelles présentes dans l’espace de production4. Nous reviendrons sur les encadrant·e·s qui travaillent avec les personnes accompagnées au sens propre du terme uniquement, les accompagnant·e·s au travail qui travaillent avec les personnes accompagnées dans les deux sens du terme (propre et figuré) et les accompagnant·es socioprofessionel·le·s qui sont parfois présent·es dans les lieux de production, mais qui travaillent essentiellement avec les personnes accompagnées au sens figuré. Pour discuter ces trois cas de figure, nous prenons appui sur trois institutions enquêtées : un atelier de travail d’intérêt général (ATIG) proposant plusieurs activités (foresterie, travaux de charpente, menuiserie) qui accueille des personnes condamnées au sens du code pénal, un atelier protégé (La Farfalla) qui emploie des personnes à l’assurance invalidité proposant diverses activités (restaurant, cuisine, travaux en série) et une institution mettant en œuvre des mesures de (ré)insertion professionnelle (Arbeit für alle) qui accueille des personnes au chômage, à l’assurance-invalidité et à l’aide sociale dans différentes structures productives (maintenance, cuisine, administration).
4.1 Les encadrant·e·s
Les encadrant·e·s sont uniquement actifs sur les lieux de production. Elles et ils sont donc épargné·e·s par le défi de concilier un double mandat portant sur l’accompagnement social et la production de biens et services. Les encadrant·e·s ont toutefois également un double rôle au quotidien : leurs activités consistent d’une part à « travailler avec » les travailleurs et travailleuses dans des ateliers de production (au sens propre, sur des chantiers, dans des magasins, etc.), et, d’autre part, à gérer la production (organisation de la journée de travail, planning, achat de matériel, etc.). Les encadrant·e·s n’entretiennent pas de rapports directs avec les acteurs et actrices étatiques, mais se réfèrent à d’autres figures
professionnelles lorsque les structures ont un mandat d’insertion (les accompagnant·e·s socioprofessionnel·le·s ou les coaches en insertion).
Afin de décrire plus en détail cette figure professionnelle, nous nous
basons sur l’exemple des encadrants d’un atelier de travail d’intérêt général (ATIG). Ces hommes ont été recrutés pour leur savoir-faire professionnel en lien avec les domaines exercés dans l’atelier. Ils ont tous un certificat fédéral de capacité décerné à la fin d’un apprentissage : menuiserie, bûcheronnage, exploitation forestière, etc. Deux d’entre eux ont complété leur formation par un diplôme de maître socioprofessionnel. Leurs pratiques quotidiennes sont dépourvues de la dimension « insertion socioprofessionnelle » qui ne figure pas dans le mandat du TIG en Suisse (certaines personnes qui font du TIG sont d’ailleurs en emploi,
même si ce n’est pas la majorité). La responsable du secteur en milieu ouvert souligne que le TIG n’aide pas à l’insertion et que la mission du TIG n’est pas l’accompagnement vers l’emploi :
C’est vraiment du travail manuel, en forêt, menuiserie et tout ça, avec tous les outils qui vont avec, mais c’est clair que c’est aussi un accompagnement, un encadrement qui est différent d’ailleurs parce qu’il s’agit de personnes qui ne sont pas là pour passer à quelque chose de constructif. C’est moins agréable de faire du TIG que de faire un programme qui est censé vous amener à une autre perspective. (Responsable du TIG)
Les encadrants relèvent toutefois les avantages de ne pas être soumis à des impératifs de réinsertion et insistent sur le fait que le TIG permet d’éviter les processus de « désocialisation » inhérents au milieu carcéral.
Mais c’est un deal qui est honnête, c’est ça ou la taule. […] Ce n’est pas mettre en scène des conditions de travail dans un atelier censé remettre les gens sur le marché du travail en leur disant ce qui est bon pour eux et cetera. Là, les termes du deal sont assez clairs. Un jour de boulot chez nous, c’est deux jours de taule. Donc c’est … on n’a pas de peine à faire comprendre le sens de la chose. On économise beaucoup de salive à ce niveaulà, c’est cohérent. […] Un gars qui a six mois de taule et puis qui fait six mois de taule, il est perdu pour la société, en gros. Enfin, je pense qu’il y a un problème de réinsertion après, bien plus grand qu’au départ. Non, quand même, c’est juste le caractère civilisé de cette peine qui fait que c’est bien. […] Les gens ne sont pas désocialisés, ils ne perdent pas leur famille, ils ne perdent pas leur travail, voilà. C’est une manière assez juste de faire, je trouve. (Interviewé 1)
Le mode d’intervention des encadrants TIG tient pour une part du cadre légal formel structurant leurs activités : travailler pour éviter de faire une peine de prison ou payer une amende pécuniaire. Les activités proposées sont variées et très souvent réalisées pour les communes du canton. Les encadrants soulignent toutefois qu’il est très difficile d’avoir des objectifs de production déterminés à l’avance :
Des fois t’en as douze inscrits et t’en as que quatre qui viennent. Après tu fais le boulot en fonction. Tu peux pas avoir un objectif, dire dans deux semaines j’ai fini ce chantier, parce que tu sais pas qui t’auras. (Interviewé 2)
Parfois, il manque de la main d’œuvre et elle n’est pas toujours productive (problème de consommation de stupéfiants par exemple), mais ce n’est pas pour autant que les encadrants font le travail à leur place. Pour les encadrants, c’est une logique métier à forte connotation artisanale qui structure les pratiques d’accompagnement. Les pratiques sont d’ailleurs souvent définies par opposition à celles qui sont mises en œuvre dans les structures d’insertion, définies comme intrusives. L’absence d’objectif d’insertion socioprofessionnelle est ramenée par analogie à l’absence de velléité de disciplinarisation, d’intrusion dans la vie intime de l’individu, et à l’idée de non jugement. Les encadrants du TIG basent ainsi tout le spectre de leur intervention sur l’activité productive ellemême et sur le cadre et l’atmosphère proposé par l’atelier TIG, sans aucune prétention de transformation substantielle des personnes accompagnées. Comme ces personnes ont déjà été jugées coupables, s’ouvre une fenêtre d’opportunité pour que le TIG soit une expérience aux effets modestes sur le long terme, mais une expérience « chaleureuse » sur le court et moyen terme qui autorise des « petits bénéfices secondaires » selon la formule d’un encadrant, allant de l’acquisition de techniques de travail, à l’opportunité de « travailler en plein air », à côtoyer d’autres personnes ou manger chaud (les repas de midi sont offerts aux travailleurs et travailleuses) :
Je suis là ni pour faire leur bien ni leur mal. Les choses qu’on fait sont généralement assez utiles pour l’ensemble des gens. Il y a un consensus assez large pour admettre que c’est une bonne idée. […] Nous, on est déjà assez fiers de ce qu’on peut faire, des fois […] avec les gens avec qui on les a fait. […] Et puis le fait qu’ils s’emmerdent moins que dans certaines structures, très spécialisées, où on se penche sur leur sort individuellement. Les gens aiment bien garder leur quantàsoi. Ils n’aiment pas être jugés tout le temps. Ils ont déjà été jugés une fois, donc. (Interviewé 1)
Les encadrants TIG centrent leurs interventions dans l’ici et maintenant du pro cessus productif et valorisent le travail comme un moyen servant un but « louable » : un sentier pour les personnes en situation de handicap, des abris dans les places de jeux, etc. La dimension réelle du travail, en opposition à la « [mise] en scène des conditions de travail dans un atelier censé remettre les gens sur le marché du travail » (interviewé 1) est au cœur de leur pratique d’accompagnement. Les encadrant·e·s se situent pleinement dans la figure d’accompagnement fondé sur le sens propre de « travailler avec » et se positionnent très clairement contre le sens figuré de cette notion en refusant de baser leur travail d’accompagnement sur le statut administratif, le parcours et l’histoire de vie des personnes.
4.2 Les accompagnant·e·s au travail
Les accompagnant·e·s au travail sont principalement actifs et actives dans l’espace de production. Comme les encadrant·e·s, elles et ils gèrent la production (avec et sans les travailleurs et travailleuses à statuts spécifiques), mais elles et ils interviennent également dans la mise en œuvre des projets individualisés. Il s’agit d’une figure professionnelle qui a déjà considérablement été discutée dans le contexte helvétique, avec le double mandat portant sur la production de biens et services et l’accompagnement social (Da Rui et al., 2015). Une partie considérable du travail des accompagnant·e·s au travail consiste en effet à évaluer les savoir-faire (les compétences professionnelles) et les savoir-être des personnes accompagnées (Divay, 2011). Ce travail est le plus souvent réalisé en partenariat avec les coaches, qui assurent les liens avec les mandataires étatiques.
Pour analyser les pratiques des accompagnant·e·s au travail, nous nous basons sur les données récoltées dans l’institution La Farfalla qui met en œuvre des mesures collectives en faveur des rentières et rentiers de l’assurance invalidité. Cette institution s’inscrit dans le régime de l’aide aux personnes en situation de handicap et offre des places de travail dans divers ateliers productifs (ateliers protégés) : restauration, cuisine, travaux en série. La loi fédérale qui régit les activités des ateliers (LIPPI) ne prévoit pas de mandat de réinsertion sur le marché du travail, toutefois la (ré)insertion professionnelle des rentières et rentiers AI est un objectif déclaré du dispositif enquêté5.
Les accompagnant·e·s au travail interviewé·e·s ont une formation professionnelle (CFC) et de l’expérience dans le domaine d’activité considéré, elles et ils ne sont pas diplômés en travail social, mais ont suivi une formation interne à l’institution. Leur activité d’accompagnement a été redéfinie en 2020, dans le cadre d’une redéfinition de l’identité institutionnelle et dans l’objectif stratégique de « devenir une entreprise sociale ». Depuis lors, les accompagnant·e·s au travail sont davantage impliqué·e·s dans les projets individuels de réinsertion des personnes accompagnées (travailler avec au sens figuré), tout en continuant d’assurer les activités d’encadrement sur les lieux de production (travailler avec les personnes accompagnées au sens propre). Cette reconfiguration institutionnelle a fortement impacté le travail des coaches, qui sont désormais déchargé·e·s de l’établissement des projets individuels et assurent essentiellement des activités de conseil et de soutien dans les démarches concernant la recherche d’emploi. Voici ce qu’un accompagnant au travail exprime à propos de cette reconfiguration professionnelle :
Avant, les coaches étaient beaucoup plus présents mais depuis un moment, avec mon collègue qui est « coordinatore », nous faisons ces plans de développement
individuels tous les trois mois [pour les personnes accompagnées]. Nous ren controns les personnes, nous évaluons les observations de la période et on discute sur la [meilleure manière] de continuer, on le fait un peu ensemble. […] Selon mon contrat je suis « educatore », mais dans la description de mon poste, je suis impliqué dans la création d’activités fonctionnelles pour le projet des personnes ou dans la réalisation d’un bilan des personnes en situation de handicap. J’apporte mon expérience et mes observations au « coordinatore », à la fin nous discutons et voyons ensemble … (Interviewé 10)
En collaboration avec le coordinateur des ateliers, ce sont les accompagnant·e·s au travail qui fixent les objectifs des projets individuels. Une partie du travail des accompagnant·e·s au travail se déroule donc dans l’espace du bureau : elles et ils font des réunions avec les travailleurs et travailleuses pour discuter de leurs progrès et de leurs difficultés, pour adapter les objectifs du projet individuel ou pour discuter de l’option de changer d’atelier ou de faire des stages sur le marché primaire. Les pratiques des accompagnant·e·s au travail sont très similaires à celles qui sont mises en œuvre dans le travail social : elles et ils tiennent un journal de bord pour garder la trace de leurs observations et se réunissent en colloque toutes les deux semaines pour discuter collectivement de l’accompa gnement. Les journaux de bord et les évaluations effectuées par les accompagnant·e·s au tra vail sont d’ailleurs mobilisées lorsqu’il s’agit d’envisager un accompagnement en dehors de l’institution sur le marché primaire ou dans un autre atelier protégé.
Ces activités de conception de projet individualisé se font en parallèle à toutes les activités en lien avec la production. Par exemple, l’accompagnant au travail de l’atelier « cuisine » assigne les tâches et supervise les rentières et rentiers AI, mais il fait aussi les cartes du jour pour le restaurant, commande le matériel et assure les tâches jugées trop complexes. Les travailleurs et travailleuses sont en effet assignées aux diverses activités proposées par le dispositif en fonction des objectifs fixés dans leur projet individuel, mais aussi selon les contraintes de la production.
La reconfiguration des tâches au sein de l’institution a conduit à une division du travail moins poussée qu’auparavant, même si cette redéfinition est peu formalisée. Dans l’institution La Farfalla, l’accompagnement combine donc le double sens du « travail avec ». Les travailleurs et travailleuses à statuts spécifiques sont dorénavant encadrées par une seule et même figure professionnelle. L’objectif est de pouvoir rapprocher les accompagnant·e·s au travail des travailleurs et travailleuses à statuts spécifiques afin de mieux connaître leur histoire, leurs aspirations, leurs limitations et leurs souffrances.
Parce qu’en fait, en faisant ce travail, j’ai à faire avec les filles qui m’impriment le menu, les jeunes qui font de la peinture, nous avons vraiment beaucoup [de travailleurs et travailleuses], donc si au moins tu as une idée de leur parcours, de leurs objectifs et tout, on pense que c’est plus intéressant et plus facile pour tout le monde. (Interviewé 11)
La proximité est considérée comme la clé de la réussite du processus d’insertion socioprofessionnelle (Zwick Monney, 2015). Mieux connaître l’histoire des travailleurs et travailleuses permet aux accompagnant·e·s au travail de proposer un accompagnement individualisé, mais cela permet aussi de viser l’efficience et l’efficacité dans le processus de travail. La logique sociale rencontre donc une logique proprement économique puisque l’identification des ressources et des limitations des travailleurs et travailleuses permet de mieux distribuer le travail qui apparaît comme l’enjeu clé de la productivité dans les entreprises sociales (Adam et al., 2016).
4.3 Les accompagnant·e·s socioprofessionnel·le·s
Cette catégorie d’accompagnant·e·s du marché complémentaire a pour particularité de toujours travailler au contact direct des travailleurs et travailleuses à statuts spécifiques, elles et ils n’ont pas la charge d’organiser la production, ni de faire le lien avec les instances étatiques. C’est le cas des professionnel·le·s rencontré·e·s au sein de l’institution Arbeit für alle qui met en œuvre des mesures de (ré)insertion des personnes à l’assurance chômage, à l’assurance invalidité et à l’aide sociale. L’institution se définit comme étant proche du marché primaire et les travailleurs et travailleuses à statuts spécifiques doivent être en mesure de travailler sans accompagnement permanent en vue de leur réinsertion sur le marché du travail. Selon le responsable de l’équipe des accompagnant·e·s socioprofessionnel·le·s, le leitmotiv concernant l’accompagnement est « autant que nécessaire, aussi peu que possible ».
Au nom de la professionnalisation de l’insertion, l’institution a opté
pour un nouveau dispositif qui présente une division poussée du travail d’accompagnement des travailleurs et travailleuses du marché complémentaire mobilisant diverses figures professionnelles. Dans l’ancien modèle, les accompagnant·e·s au travail combinaient les fonctions d’encadrement de la pro duc tion et d’accompagnement pour la mise en œuvre d’un projet individualisé. Dans le nouveau modèle, les accompagnant·e·s socioprofessionnel·le·s sont « libéré·e·s » de l’encadrement des travailleurs et travailleuses dans la production, elles et ils travaillent avec les personnes accompagnées au sens figuré, consacrant leur temps à établir des projets individuels de réinsertion professionnelle prenant en
compte les besoins des individus selon leurs parcours de vie, leurs profils, leurs statuts administratifs. Elles et ils travaillent de concert avec les encadrant·e·s actifs·ves sur les lieux de production pour adapter les objectifs dans le cours de l’action.
Les accompagnant·e·s socioprofessionnel·le·s ont généralement une for mation professionnelle initiale et de l’expérience dans le domaine d’activité considéré. Certain·e·s ont suivi une formation dans le domaine de l’insertion et tous et toutes ont suivi une formation interne, dispensée dans le but d’assurer une certaine homogénéité des pratiques professionnelles. Selon les mots du responsable, ce nouveau modèle s’écarte de l’accompagnement plus classique exigé par les instances étatiques :
Avant, on recevait plus ou moins les instructions de l’organe régional de placement ou l’assurance invalidité, dans lesquelles il était clair qu’il fallait un entraînement à l’effort ou une préparation au marché [du travail]. On le faisait avec un coach et un Praxisanleiter. […] On s’est rendu compte qu’on n’allait nulle part. […] On m’a demandé d’examiner la situation et d’essayer de remettre ce système sur les rails ou de le moderniser. Aujourd’hui, l’Arbeitsagoge établit un programme pour le client en fonction de ses certificats, de ses connaissances et de ses antécédents. Ce programme [est élaboré] avec lui, on définit ce qu’on va faire ensemble, pendant trois ou six mois : quel est l’objectif ? Quelles sont ses ressources ? Puis un projet sur mesure est établi. Le Praxisanleiter de l’atelier de production reçoit ensuite des projets hebdomadaires qu’il encadre et nous observons l’encadrement fait par le Praxisanleiter. (Interviewé 9)
Dans ce nouveau système, les accompagnant·e·s visitent régulièrement les travailleurs et travailleuses sur les lieux de production pour établir un programme personnalisé tenant compte du savoir-faire et de l’expérience des personnes accompagnées. Ce programme définit des objectifs à atteindre pendant la durée de la mesure (entre trois et six mois) et il est divisé en étapes hebdomadaires qui sont communiquées aux encadrant·e·s direct·e·s. Dans ce nouveau modèle, les accompagnant·e·s socioprofessionnel·le·s servent donc d’intermédiaires entre les encadrant·e·s sur les lieux de production et les coaches en insertion dans les bureaux :
[Aux encadrant·e·s] on transmet uniquement ce que la personne doit faire ou ne doit pas faire, par exemple soulever une charge lourde, faire une pause d’un quart d’heure toutes les heures, prendre tel ou tel médicament. Seul [l’accompagnant
socioprofessionnel] et le coach sont au courant de tout le contexte, de tous les antécédents. (Interviewé 6)
Si les objectifs définis a priori par les instances étatiques demeurent (la durée de la mesure, la « préparation au marché », etc.), ce nouveau modèle du «dezentralisierte Arbeitsagogik» devient plus souple : il se décentre d’une standardisation et se recentre sur la personne bénéficiaire pour que les accompagnant·e·s socioprofessionnel·le·s puissent établir des projets « sur mesure » (Paul, 2012), au plus près des besoins de la personne accompagnée. Dans ce sens, l’accompagnement répond pleinement aux deux types d’exigence mises en lumière par Paul (2004, p. 7) : « la préoccupation d’un public désaffilié, désorienté, censé être autonome ou capable de le devenir, et l’injonction de performance, d’excellence et d’efficacité toujours plus grande ». Selon le responsable interviewé, cela n’était pas possible dans l’ancien modèle basé sur des formes de « standardisation » et de « dépersonnalisation » (Fretel, 2013).
Cette « modernisation » a considérablement renforcé la division du travail entre les différentes figures d’accompagnant·e·s au sein du dispositif et comporte d’importants enjeux de coordination. Elle a aussi considérablement intensifié la présence de l’institution dans la vie des travailleurs et travailleuses qui sont en interaction avec de multiples figures professionnelles : les encadrant·e·s pour les activités quotidiennes, les coaches en insertion pour la mise en œuvre de leur projet individualisé et les liens avec les instances étatiques, ainsi qu’avec les accompagnant·e·s socioprofessionnel·le·s qui font le lien entre les deux.
5 Conclusion
L’accompagnement n’est pas un processus figé, il est au contraire un processus dynamique qui fait l’objet de (re)définitions pour répondre tant aux injonctions étatiques qui définissent les missions en amont selon les statuts considérés, qu’aux besoins de la production ou encore aux besoins des personnes accompagnées. Les figures d’aaccompagnant·e·s identifiées dans cet article permettent de réfléchir à la division du travail sur le marché complémentaire et au sein des institutions puisque très souvent plusieurs figures professionnelles collaborent pour accompagner les travailleurs et travailleuses à statuts administratifs spécifiques. Sur notre terrain d’enquête, la division du travail entre les accompagnant·e·s est d’autant plus poussée que les institutions cumulent un mandat d’insertion professionnelle pour des personnes avec des statuts administratifs variés (chômage, aide sociale, assurance invalidité notamment) et une exigence de produire des biens et des services pour les vendre sur le marché, selon le credo des entreprises sociales (Bracci, 2016).
De ce point de vue, la relation fortement différenciée que les accompagnant·e·s entretiennent aux personnes accompagnées joue davantage comme un révélateur des tâches réalisées, que des valeurs ou de l’identité professionnelles. Lorsque les encadrants rencontrés dans l’atelier de travail d’intérêt général situent leurs pratiques d’accompagnement en opposition à celles que l’on retrouve dans les dispositifs d’insertion socioprofessionnelle, ils mettent en exergues l’absence de pression économique et de pression politique à remettre les personnes sur le marché du travail. Leur cadre de travail ne véhicule en effet aucune injonction à « faire du chiffre » ou à « changer les individus » pour établir un projet professionnel réaliste et réalisable (Zunigo, 2013). Si le travail des encadrant·e·s ne consiste pas à structurer les aspirations des travailleurs et travailleuses pour acquérir de comportements adaptés au marché du travail (Mauger, 2001 ; Ossipow et al., 2008), il n’en demeure pas moins que l’accompagnement dans la réalisation de travaux concrets comporte plusieurs enjeux d’ordre relationnels pour coordonner l’activité de personnes qui se rencontrent à la journée, prendre le temps de les former aux différentes tâches ne serait-ce que pour éviter les blessures par exemple. Le sens propre du « travail avec » les personnes accompagnées mis en lumière dans ce papier s’inscrit donc très clairement dans les valeurs propres à l’accompagnement : tenir compte des particularités individuelles, faire du sur-mesure selon le profil des personnes accompagnées, les responsabiliser (Paul, 2002, 2004). Ce travail est toutefois très différent du « travail avec » au sens figuré non seulement parce que l’accompagnement ne suppose pas de mise en récit biographique et ne suit pas une logique de projet, mais surtout parce qu’il est enraciné dans l’ici et maintenant, médié par la « matière » qui doit être transformée dans une visée productive (bois, aliments, terre, etc.).
Au sein des institutions du marché complémentaire, les différentes figures professionnelles suivent des logiques de coopération entérinées dans une division du travail formalisée selon les niveaux de formation et les tâches attribuées aux accompagnant·e·s, mais elles sont aussi en concurrence pour asseoir leur légitimité. L’entrée des coaches marque par exemple très bien les enjeux de segmentation dans le champ de l’insertion socioprofessionnelle, mais aussi plus largement dans le champ du travail social (Keller, 2016 ; Ion et Ravon, 2014). Fortement diplômé·e·s (avec des qualifications en psychologie du travail, en travail social et/ou en conseil en développement professionnel ou personnel), les coaches introduisent des pratiques d’accompagnement structurées autour de la réalisation de diagnostics et d’expertises. Ces nouvelles figures professionnelles amènent dans certains cas à une division du travail plus poussée, comme dans l’institution Arbeit für alle présentée plus haut, ou au contraire à une redistribution
des tâches et un recentrement des activités sur une figure centrale, comme dans l’institution La Farfalla. Indépendamment de ces réalités différenciées selon les cantons et les institutions, le constat est partout identique : le « travail avec » au sens propre est moins bien reconnu et moins bien valorisé que le « travail avec » au sens figuré sur l’échelle socioprofessionelle.
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Notes biographiques
Antonin Zurbuchen, doctorant, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL), HES-SO, antonin.zurbuchen@unil.ch
Morgane Kuehni, Professeure HES ordinaire, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL), HES-SO, morgane.kuehni@hetsl.ch
Natalie Benelli, collaboratrice scientifique, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL), HES-SO, natalie.benelli@hetsl.ch
Spartaco Greppi, Professeur HES, Scuola universitaria professionale della Svizzera italiana (SUPSI), spartaco.greppi@supsi.ch
Peter Streckeisen, Professeur HES, Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften (ZHAW), peter.streckeisen@zhaw.ch